Rejeter la médecine classique ? Fustiger les médicaments ? Il n’en est pas question ? Leur efficacité n’est pas en cause. Mais il y a une évidence que le tout-scientifique avait fini par faire oublier : l’homme n’est pas qu’une machine organique.
Il est d’autant plus résistant à la maladie qu’il est bien dans sa tête. C’est ce que les Américains appellent la médecine body-mind, corps-esprit. Avec son best-seller « Guérir », le psychiatre David Servan-Schreiber aura contribué — comme d’autres — à réhabiliter cette approche de la médecine. Dans cet entretien avec Ursula Gauthier, il explique, à partir des découvertes les plus récentes, ce qu’on peut en attendre
Le Nouvel Observateur : « Sans Freud ni Prozac » : le message de votre livre a fait grincer pas mal de dents au sein de la profession médicale. Aujourd’hui, dans vos conférences, vous allez encore plus loin : vous préconisez le recours aux méthodes douces non seulement face aux troubles de l’humeur, mais aussi dans le traitement de nos maux physiques — maladies cardio-vasculaires, cancers, asthme, sida — Le mental peut-il vraiment tout guérir ?
David Servan-Schreiber. — Je ne suis pas en train de vous promettre l’immortalité par la méthode Coué. Je rappelle simplement que des études nombreuses et solides établissent que les malades qui ont « réglé » les traumatismes anciens, qui savent contrôler leurs émotions et garder le goût de vivre, optimisent leurs chances de guérison. Ils vivent statistiquement plus longtemps et dans une meilleure condition physique que si leur esprit était en proie au chaos. Pourquoi ? Parce qu’ils donnent à leur système immunitaire toutes les armes dans une mission où il excelle d’ailleurs : la lutte contre les bactéries, les virus, les allergènes et les cellules cancéreuses. Notre organisme est totalement imbriqué avec notre psychisme, et il est aberrant de prétendre soigner les problèmes du premier en mettant le second entre parenthèses.
C’est en somme l’inversion du fameux « mens sana in corpore sano ». Il faudrait dire : pas de corps sain sans esprit sain ?
Les deux sont vrais, comme l’ont établi les découvertes récentes en neurosciences, endocrinologie ou immunologie. Notez que le français traduit le latin mens (mind, en anglais) par le mot « esprit », qui désigne à la fois le fonctionnement de notre psychisme et une notion centrale de la spiritualité et de la religion (spirit, en anglais). Sans parler des fantômes ! Cela explique peut-être pourquoi le corps-esprit est parfois mal compris en France.
Comment y avez-vous été sensibilisé ?
J’ai eu la chance, à Pittsburgh, où j’ai longtemps dirigé le service psychiatrique d’un hôpital général, de m’occuper de patients hospitalisés pour des « vraies » maladies (infarctus, cancer, etc.), qui souffraient aussi d’anxiété, de dépression, d’insomnie. Impossible de ne pas remarquer le lien corps-esprit, même si on en parlait très peu à l’époque. Je me souviens particulièrement d’une malade de 65 ans, hospitalisée trois fois en trois semaines. Elle arrivait à chaque fois en proie à une grave crise bronchio-asthmatique. À la troisième admission, comme elle avait été auscultée par tous les spécialistes de l’hôpital, ils se sont dit qu’il devait y avoir autre chose. Ils me l’ont envoyée. J’ai fait mon travail de psychiatre : je lui ai demandé ce qui s’était passé récemment dans sa vie. Elle m’a dit que son mari était mort d’un infarctus — une semaine avant ses premiers étouffements. Elle s’effondre alors en larmes et se met à respirer avec difficulté. Je voyais déjà mes collègues furieux que je l’aie mise dans cet état. J’ai fini par lui faire une séance d’EMDR devant les internes. Je lui ai dit, comme on le fait toujours en EMDR, de suivre les mouvements de ma main pour induire des mouvements oculaires, tout en lui demandant de se concentrer sur ce qu’elle ressentait dans son corps. Je me souviens très bien de cette séance, elle revivait l’instant, dans sa maison, où le visage de son mari était devenu blanc, puis bleu, puis — mort ! Elle a soudain poussé un cri, puis elle a dit : « C’est fini, l’image est partie. » Elle respirait normalement, elle était complètement soulagée. Dès qu’elle a réglé son deuil traumatique, son corps a réagi, et ses étouffements ont disparu. Elle n’a plus eu besoin de revenir à l’hôpital.
Mais le travail du deuil prend beaucoup plus de temps, non ?
Bien sûr, il lui restait à s’adapter à sa nouvelle vie de veuve. Mais elle avait fait le plus gros en « nettoyant » son traumatisme. Qu’est-ce que le traumatisme, au fond, sinon un deuil qui ne se fait pas ? Cela peut perturber les fonctions physiologiques soumises au contrôle de la psyché, c’est le cas de la constriction des bronchioles.
Vous ne laissez tout de même pas entendre qu’on peut guérir une maladie lourde par une psychothérapie express…
Pas du tout. Je voudrais insister sur ce point. Une maladie psychosomatique n’est pas « dans la tête », comme on le croit parfois. Dans l’asthme, la constriction des bronchioles est réelle, due à une disposition héréditaire ou à une fragilité acquise face à des allergènes. On ne peut pas affirmer que les problèmes psychologiques sont à l’origine de cette maladie, mais on sait que le stress joue un rôle fondamental dans le déclenchement des crises : apprendre à contrôler ses émotions peut stimuler formidablement le processus de guérison. J’en parle souvent à des gens qui ont un cancer. On leur dit : c’est parce que vous avez eu un divorce difficile, que vous subissez un harcèlement… Or il n’existe aucune étude démontrant qu’un traumatisme psychologique peut provoquer un cancer. En revanche, il est parfaitement établi que le stress peut entraver sa guérison. Des expériences menées sur les animaux le prouvent. Des souris ont été étudiées, toutes cancéreuses, certaines n’étant pas soignées, les autres recevant la même chimiothérapie, mais une partie d’entre elles étant soumises à un fort stress. Malgré le traitement, les souris stressées mouraient presque aussi rapidement que celles qui n’étaient pas soignées. Il ne s’agit donc pas de prétendre soigner le cancer par une bonne gestion du stress, mais de maximiser l’effet des traitements en apprenant à laisser glisser le stress comme l’eau sur les plumes d’un canard.
N’existe-t-il pas des maladies directement causées par des facteurs psychologiques ?
– La psychologie peut jouer un rôle prépondérant, mais elle n’est pas seule en cause. Même dans l’ulcère de l’estomac, longtemps considéré par les médecins comme l’affection psychosomatique par excellence : des chercheurs ont identifié au début des années 1980 une bactérie, le Helicobacter pylori, active dans les ulcères, et ils ont d’ailleurs eu le plus grand mal à faire admettre leur découverte par leurs confrères. Alors, qu’est-ce qui cause les ulcères : une bactérie ou l’état émotionnel ? La réponse est : les deux, les personnes très stressées étant plus exposées à l’action de la bactérie. Le même schéma vaut pour d’autres maladies.
Pour toutes les maladies ?
Non, mais pour beaucoup. Une équipe de recherche de Pittsburgh a fait une étude fascinante sur le rhume. Tout le monde admet qu’on est plus souvent enrhumé quand on est stressé. Pendant cinquante ans, la médecine a questionné la validité de ce rapport. Pour en avoir le cœur net, les chercheurs ont commencé par mesurer, grâce à un questionnaire, le niveau de stress d’un groupe de cobayes. Puis ils les ont enfermés dans un hôtel afin de contrôler tous les paramètres extérieurs. Et enfin ils leur ont injecté dans les narines la même dose de virus du rhume. Résultat : plus les personnes étaient stressées, plus elles étaient sujettes au rhume. Même constat pour une maladie beaucoup plus grave, comme le sida. Une superbe étude, publiée dans la prestigieuse revue « Proceedings of the National Academy of Science », l’établit de façon indiscutable. Chez des patients séropositifs tous traités par la trithérapie, les chercheurs ont mesuré deux paramètres : 1) l’activité de l’adrénaline — hormone du stress par excellence — dans leur corps avant tout traitement ; 2) le taux de virus dans le sang. Ils ont constaté que les patients les moins stressés supprimaient quatre fois plus de virus que les autres, tout traitement égal par ailleurs ! Résumons : on ne peut pas dire que le rhume, ou le sida, « c’est dans la tête », il existe bien un agent pathogène. Mais sa manière d’agir sur vous est directement liée à votre façon de gérer le stress dans votre existence.
Qu’est-ce que le stress au juste ? Quand quelqu’un dit : « Je suis stressé », on ne sait pas s’il veut dire qu’il est débordé, fatigué, inquiet, en colère ou simplement triste ?
Il existe une définition physiologique du stress : c’est un état où la tension musculaire, la tension artérielle, le rythme cardiaque et la sécrétion de cortisol et d’adrénaline augmentent sans effort physique. Tous ces paramètres montent aussi en flèche quand vous piquez un sprint : c’est l’effet normal de l’effort physique ? qui s’évanouit d’ailleurs dès que l’effort s’arrête. Mais quand ces réactions sont déclenchées par une disposition purement psychologique, et qu’elles ne débouchent sur aucune activité corporelle, c’est le stress. Alors comment savoir si nous stressons (sans connaître notre taux de cortisol) ? Il faut se reporter à la définition psychologique : le stress, c’est ce que nous ressentons quand les demandes qui nous sont imposées excèdent notre capacité à faire face. L’exemple type, c’est l’embouteillage : je suis attendu à 8 heures, il est 8 heures moins 5 et je suis bloqué dans la circulation, la mâchoire se serre, le cou et les épaules se tendent, la poitrine se contracte, le c ? ur accélère ? Pour peu qu’on ne sache pas se relâcher, qu’on se laisse envahir par un sentiment d’hostilité, et notre organisme ressemble au moteur d’une voiture qu’on pousserait à fond tout en appuyant sur le frein ?
Un simple « sentiment d’hostilité » ?
Oui, par exemple les pensées agressives dans une queue de supermarché : quelle crétine, cette caissière qui met trois heures à recharger la bobine de sa machine ! Quel abruti, ce type qui est devant moi dans la file réservée à 10 articles, j’ai compté, il en a 11 ! Voilà typiquement des pensées hostiles. Alors, que faire ? Il faut apprendre à lâcher prise. Parce que l’hostilité ravage l’organisme. Des études établissent de façon limpide qu’elle est directement corrélée avec les maladies coronariennes, peut-être autant que le tabagisme !
On imagine comment le tabac peut intoxiquer l’organisme, mais l’hostilité ?
Oui, l’hostilité bouche physiquement les artères. Ce n’est pas une métaphore, mais le résultat d’une cascade de réactions. Les pensées hostiles déclenchent dans le corps une hypersécrétion de cortisol et d’adrénaline. L’afflux de ces hormones provoque un état inflammatoire par la stimulation des cytokines et des facteurs de coagulation du sang, qui à son tour contribue au développement des plaques d’athérome sur les parois des vaisseaux. Pour peu que cette situation s’installe, et la thrombose menace. Mais tout cela a une profonde justification biologique : la réaction d’hostilité est indispensable à la survie, car elle prépare le corps au combat ou à la fuite face au danger. L’adrénaline renforce la vigilance, la tension artérielle fournit en oxygène les grands groupes musculaires, la coagulabilité du sang limite les saignements en cas de blessure. Quand il s’agissait de chasser le bison ou d’échapper à un tigre aux dents de sabre, ces réactions faisaient merveille. L’énergie accumulée par l’organisme se dépensait rapidement dans l’action physique. C’est une des raisons pour lesquelles un minimum d’exercice physique est recommandé aux personnes qui maîtrisent mal leur hostilité, ou aux malades ayant des problèmes cardio-vasculaires : il faut dissiper le stress.
Si on peut contrôler l’expression de l’agressivité — l’éducation, les bonnes manières nous y poussent — on ne peut pas toujours éviter de ressentir de la colère ?
La colère ne se confond pas avec l’hostilité. Le meilleur résumé d’une attitude saine face aux aspérités incompressibles de la vie est la célèbre « prière » des Alcooliques anonymes, inspirée des stoïciens : « Seigneur, donnez-moi le courage de changer ce que je peux, la sérénité d’accepter ce que je ne peux pas changer, et la sagesse de savoir faire la différence entre les deux. » C’est la clé de l’existence, et c’est ce qui fait défaut aux personnalités hostiles. Bien avant les psychologues, les cardiologues ont été les premiers à repérer les personnalités les plus exposées à l’infarctus. Souvent ambitieuses et actives, elles sont caractérisées par l’agressivité, l’impatience et le besoin de dominer la situation. En affinant les recherches, on s’est aperçu que le facteur hostilité est de loin le plus corrélé avec les cardiopathies — qui sont la première cause de mortalité en Occident. Mais voilà, votre médecin vous dira volontiers d’arrêter de fumer, il vous dira plus rarement d’arrêter d’être hostile. Les résultats ont beau être concluants, la plupart des professionnels de la santé ne les ont pas intégrés dans leur pratique.
Pourquoi ?
Peut-être parce que cela relève encore du mystère. Le corps-esprit a longtemps été le domaine des chamans, des guérisseurs, voire de la folie, puisqu’à l’époque de Charcot on observait couramment des hystériques capables de « simuler » toutes les caractéristiques physiologiques des maladies graves. Ces phénomènes étaient synonymes de démence ou de magie, et il nous en reste des traces aujourd’hui. Il n’y a pourtant rien d’occulte dans notre fonctionnement psychocorporel.
Où se situe le pont qui les relie ?
Descartes, qui opposait l’esprit au corps, pensait qu’ils communiquaient tout de même à travers un point très précis du cerveau : la glande pinéale. La recherche a donné tort à Descartes et raison à Spinoza, qui voyait le corps et l’esprit comme deux manifestations d’une seule et même entité. Nous savons aujourd’hui que l’organisme entier dialogue avec l’esprit, à travers le cerveau émotionnel : celui-ci pilote le système nerveux autonome et par ce biais contrôle toutes les fonctions viscérales ; de plus il commande le système hormonal par ses sécrétions qui transitent via le système nerveux central ; et nous savons maintenant qu’il communique aussi avec le système immunitaire, et même que ce dernier lui répond ?
Comment ça se passe ?
Je viens de décrire l’action du stress sur la fabrication d’athérome. Mais il y a aussi les effets sur le système immunitaire. Depuis les premières expériences dans les années 1970, nous avons finalement appris que les « cellules naturelles tueuses » réagissaient aux émotions ! Rappelons que ces cellules sont les gardiennes féroces de notre intégrité. Elles foncent sur toute anomalie dès qu’elle apparaît dans l’organisme — bactérie, toxine, cellule cancéreuse -, fusionnent avec elle et la « digèrent » littéralement. Quelle surprise quand on a découvert que ces guerrières possédaient sur leur surface des récepteurs spécifiques pour capter des substances que l’on croyait réservées au cerveau : les neurotransmetteurs, véhicules de l’émotion. Résultat : à chaque fois que nous ressentons une émotion, celle-ci influe directement sur le comportement de notre système immunitaire. Le plus extraordinaire, c’est que les cellules tueuses ne se contentent pas de « recevoir » la chimie des émotions. Elles émettent d’autres substances qui remontent vers le cerveau et agissent à leur tour sur le psychisme !
Elles sécrètent des neurotransmetteurs ?
Une classe particulière appelée « neuropeptides ». À la différence des grands neurotransmetteurs (dopamine, sérotonine, etc.), produits principalement dans le cerveau, les neuropeptides, eux, sont sécrétés par toutes les cellules du corps. Il en existe des dizaines. Il a fallu une nouvelle génération de chercheurs et d’outils pour les voir et les comprendre. Parmi les plus célèbres, les opioïdes ? ces endorphines sécrétées par nos cellules qui agissent comme la morphine. Ils ont été identifiés il y a vingt-cinq ans par Candace Pert, une scientifique de grand renom. Dans son livre « Molecules of Emotion », elle écrit cette phrase extraordinaire : « Votre esprit (mind) est dans chaque cellule de votre corps. » Croire que l’activité psychique se résume au fonctionnement cérébral est aujourd’hui une idée totalement obsolète.
Il faut s’entendre alors sur ce fameux « mind ». Est-ce que la pensée, par exemple, siège ailleurs que dans le cerveau ?
Oui et non. Disons, pour simplifier, que la pensée a son siège dans la boîte crânienne où on peut la « visualiser » grâce aux techniques d’imagerie cérébrale. Mais les neurones qui lui servent de support sont influencés par les états du corps, leur activité est modulée par les messages chimiques émis par les cellules immunitaires comme par celles du cœur ou de l’intestin. L’éminent neuroscientifique Antonio Damasio l’explique très bien dans « Spinoza avait raison », la conscience elle-même est à la fois un état du corps et un état du cerveau. Nous ne pourrions être conscients de rien si nous n’étions qu’un cerveau. Pour en revenir aux neuropeptides, ces découvertes nous amènent à élargir considérablement notre conception des interactions corps-esprit. Prenez l’ocytocine. C’est un tout petit peptide, dont le nom signifie en grec « qui procure un accouchement rapide ». On pensait qu’il servait principalement à déclencher les contractions de l’utérus puis la production de lait. Voici qu’on découvre qu’il joue un rôle considérable dans l’attachement émotionnel — ainsi que dans l’orgasme ! C’est parfaitement « logique » du point de vue de l’évolution : allaiter fait mal, oblige à se relever la nuit, c’est donc « normal » que l’évolution ait mis dans le même package ce qui amène le lait dans le sein et ce qui provoque une émotion de dévouement pour son bébé. Le fait que ce peptide donne aussi l’orgasme signifie que le même mécanisme physiologique est à l’œuvre dans l’attachement émotionnel comme dans le plaisir sexuel.
Oui, chez la femme ?
Les hommes ont peut-être l’équivalent, si on en croit une étude captivante menée chez les campagnols. Il s’agit d’un autre petit peptide, la vasopressine, dont on a longtemps cru qu’il servait seulement à réduire l’excrétion urinaire. Eh bien, on s’est aperçu que chez le campagnol des vallées une abondance de récepteurs pour ce peptide générait un comportement de bon père de famille, fidèle, casanier, dévoué. Alors que chez le campagnol des montagnes, leur relative rareté correspondait à un comportement de coureur, de mauvais père et de nomade ! Un seul gène distingue les deux espèces de campagnols, et c’est celui qui code la sécrétion de vasopressine. Autrement dit, comme l’ocytocine, la vasopressine détermine une foule d’effets à la fois physiques et psycho-comportementaux. Il n’y a même plus de « pont » entre le psycho et le physio : ils sont confondus dans un seul et même substrat.
Si je vous comprends bien, on va bientôt être capables de mesurer (un petit test de vasopressine !) la capacité des messieurs au mariage ?
Ou bien leur mettre un peu de vasopressine dans le café du matin — Le problème, c’est qu’ils ne pourraient plus faire pipi — En tout cas, les neuropeptides jouent sur le corps et sur l’esprit. En stimulant le sein, la tétée provoque à la fois la montée de lait et la libération d’ocytocine dans le corps-esprit de la mère. Et d’ailleurs, comme on l’observe couramment dans les maternités, les mères trop stressées n’ont pas de lait. Même constatation pour les problèmes de fertilité — qui toucheraient 30 % des femmes. Des études démontrent que la pratique d’une méthode de gestion du stress multiplie par deux ou trois la probabilité de tomber enceinte ! De même, des techniques simples de relaxation permettent, lors d’une chirurgie, de réduire les saignements de moitié ! On ne compte plus les domaines a priori étrangers au psychisme, et qui se révèlent finalement profondément déterminés par la dimension psychologique.
Alors, que l’on veuille tomber enceinte, éviter l’infarctus, le rhume, l’ulcère de l’estomac, lutter contre le cancer, l’asthme ou le sida, vous dites : « Sachez gérer votre stress » ?
Certainement. Toutes les méthodes antistress sont utiles, à commencer par les plus traditionnelles comme le yoga et la méditation. Là encore, les cardiologues ont été les pionniers. Au milieu des années 1970, le plus célèbre d’entre eux, Dean Ornish, intègre le yoga au traitement de ses malades. On se paie sa tête pendant vingt ans, mais en 1996, il publie dans le prestigieux « Journal of the American Medical Association » un article montrant que les patients qui suivent son programme (méditer ou faire du yoga, manger végétarien, participer à un groupe de parole, faire de l’exercice et arrêter le tabac) « nettoient leurs artères ». Et c’est une véritable révolution. Car on peut diminuer les plaques d’athérome par voie chimique, les écraser avec un ballonnet, faire des pontages pour les contourner, réduire la coagulabilité du sang, injecter des drogues pour liquéfier les caillots : les progrès de la médecine sont extraordinaires, mais c’est de la plomberie, on débouche, en attendant que ça se rebouche. On ne sait pas comment ralentir sérieusement l’évolution de la maladie, encore moins faire disparaître les plaques d’athérome. Ornish le fait grâce à des méthodes purement psychocomportementales, résultats vérifiés par scanner à l’azote 13. Ce qui est déterminant dans ces guérisons, c’est la méditation et le groupe de parole. Des études ultérieures ont été menées chez des patients qui risquent des attaques cérébrales parce que leurs carotides sont pleines d’athérome. C’est à peine croyable : les plaques ont commencé à fondre après seulement six mois de méditation !
On entend déjà l’objection : « Vive l’effet placebo ! »
Il y a deux réponses ici : sur la méditation et sur le placebo. La méditation n’est pas un placebo, puisqu’elle a été testée par rapport à l’effet d’une autre intervention. Comment agit-elle ? Elle réduit la sécrétion de cortisol et d’adrénaline (responsables de l’accumulation d’athérome), c’est-à-dire qu’elle agit à la fois sur l’hostilité et sur l’athérosclérose. Elle exerce aussi une action sur le système immunitaire, par le biais de la chimie émotionnelle : une étude a montré que parmi les individus qui ont reçu la même quantité de vaccin de la grippe, les méditants fabriquent plus d’anticorps que les non-méditants. Une autre étude prouve qu’elle renforce l’action de la lampe à ultraviolets sur le psoriasis : ceux qui méditent pendant les séances guérissent quatre fois plus vite que les autres ! L’action de la méditation sur la physiologie ne fait plus aucun doute. C’est aussi le cas, soit dit en passant, d’autres thérapeutiques comme l’acupuncture et la phytothérapie, qu’on assimilait, à l’époque de mes études, à l’effet placebo. Or on a prouvé qu’elles sont actives sur les animaux comme sur les humains, même si leur efficacité est amplifiée chez ces derniers par un « facteur culturel ».
Venons-en à la validité de l’effet placebo. Pour beaucoup, « placebo » égale « bidon » ?
C’est tout sauf bidon. Toutes les interventions médicales quelles qu’elles soient ont été contrôlées précisément par placebo. Il existe un million de ces études. Que peut-on en conclure ? Qu’à chaque fois qu’on l’utilise on obtient un résultat ? pas toujours aussi bon que celui de la molécule testée, bien entendu ! Mais cette masse phénoménale de données prouve que la relation corps-esprit est toujours présente dans la guérison, et bien souvent de façon essentielle.
Y compris chez les rationalistes les plus endurcis ?
Les rationalistes se fient aussi à leur médecin. Or plus un médecin croit à l’efficacité d’un traitement et plus celui-ci marche. Si c’était vrai seulement sur la dépression, on parlerait d’un effet esprit-esprit. Or ça marche aussi sur la tension artérielle, l’asthme, les maladies coronariennes, les infections, les maladies de peau, la maladie d’Alzheimer, et même parfois sur le cancer — attention : pas tous les cancers, et pas pour tous les patients. Mais il existe des cas parfaitement documentés comme celui de ce malade dont la tumeur avait littéralement disparu après un traitement expérimental, puis était réapparue quand il avait appris que le traitement n’avait pas été validé, pour redisparaître à nouveau quand on lui avait injecté un prétendu « sérum amélioré » ? L’effet placebo n’est rien d’autre qu’une manifestation de la capacité innée de l’organisme à mettre en branle les mécanismes d’auto-guérison et rétablir son homéostasie. C’est peut-être le nom secret de la santé, son inconscient en somme. Et c’est ce qui renforce à notre insu l’effet bénéfique de tous les gestes médicaux, des plus « doux » aux plus technologiques.
Même la chirurgie ?
Surtout la chirurgie ! À cause de son apparat inégalé. En 2001, une étude placebo a été autorisée sur la chirurgie arthroscopique du genou au Texas, et publiée dans le « New England Journal of Medicine ». Il s’agit d’une intervention très coûteuse qui consiste à introduire un endoscope dans l’articulation afin de nettoyer les débris de cartilage à l’origine de la douleur. L’acte placebo, qui s’est contenté d’introduire l’endoscope puis de le retirer, a obtenu exactement les mêmes résultats qu’une chirurgie considérée comme le traitement de choix pendant des années ! De toute évidence, c’est le corps-esprit, impressionné par une superbe mise en scène, qui a fait le travail. Formidable effet placebo, et la médecine ferait mieux de l’utiliser plutôt que de s’en défier.
A-t-on une idée de son mode d’action ?
Le placebo met sans doute en branle un dispositif physiologique fascinant, qui a été décrit par Herbert Benson, grand cardiologue de Harvard, dans « The Relaxation Response ». Il démontre que, parallèlement à la réaction de stress, l’organisme en connaît une autre, la réaction de relaxation, où tous les paramètres s’inversent : la tension artérielle et musculaire se relâche, le rythme cardiaque ralentit, les hormones « calmantes » sont sécrétées, etc. Un médecin qui croit à ses médications — c’est généralement le cas — et surtout qui sait induire cette réaction apaisante chez son patient déclenche sans le savoir l’effet placebo. Des études le prouvent désormais, et les médecins en ont pris conscience — même si ce n’est pas encore enseigné en faculté de médecine.
Disons alors oui aux médecines douces sans dire non aux médecins ?
Exactement. L’accouchement est un excellent exemple : ce n’est pas une maladie, et pourtant nous l’avons médicalisé à outrance. Or de nombreuses études montrent que lorsque les femmes se prennent en charge et qu’elles sont assistées par une sage-femme formée aux techniques naturelles, tout va mieux et plus vite pour la mère comme pour l’enfant, le recours aux analgésiques est divisé par deux, ainsi que les césariennes ! Cela ne veut pas dire qu’il faut exclure l’obstétricien, seul à même de traiter les complications graves. Il en va de même pour les problèmes de santé les plus courants en Occident auxquels correspondent les médicaments les plus prescrits : douleurs, ulcère et brûlures d’estomac, hypertension artérielle, asthme, dépression, anxiété, allergies. On les soignera mieux si on conjugue la chimie aux méthodes corps-esprit. La moitié des facultés de médecine américaines incluent désormais un enseignement à ce sujet. Quant à la France, je ne connais pas de pays où les médecins soient plus ouverts à ces approches. C’est un mouvement historique qui signale la fin d’un processus séculaire caractérisé par le réductionnisme. Le nouveau siècle s’achemine vers une synthèse des différentes médecines sous le signe du corps-esprit.
Parution Le Nouvel Observateur 14 octobre 2004