Missionnaires expulsés, églises détruites, persécution et division des croyants. Dès son avènement, le régime communiste a tout fait pour tenter d’éradiquer une religion venue de l’étranger, qu’il considère comme ennemie. Sans jamais y parvenir… Enquête
Si vous avez un souci, une demande, n’hésitez pas : Notre Dame de Chine exauce toutes les prières
C’est un village enraciné dans la glèbe du Hebei, dense, serré, aux masures cachées derrière des murs gris. À 150 kilomètres des tours scintillantes de Pékin, Donglü continue de vivre comme au début du XXe siècle. Les ruelles sont si étroites qu’une voiture a du mal à se faufiler. Soudain, vision étonnante, deux flèches habillées de cuivre et surmontées de croix dorées jaillissent vers le ciel, portées par une monumentale façade néo-gothique. Bienvenue au sanctuaire Notre-Dame-de-Chine de Donglü, fondé dans les années 1900 par des missionnaires français. Cinquante ans plus tard, Mao chassera les évêques lazaristes, mais Donglü restera catholique.
La cathédrale, endommagée par les bombardements japonais, puis par les déprédations des gardes rouges, a été reconstruite en 1992. Ce dimanche d’automne, une foule de villageois de tous âges se pressent sur l’étroit parvis. Dans la nef bientôt pleine comme un œuf, des milliers de voix reprennent en chœur le rosaire chanté par les adolescentes de la chorale sur une mélopée qui rappelle la récitation de sutras bouddhiques. La messe, elle aussi entièrement chantée, sera suivie d’une deuxième série de rosaires sans que la ferveur fléchisse. En tout, la célébration dominicale va durer presque trois heures. Auxquelles s’ajoutent le rosaire récité aux aurores et celui qui précédera le coucher. Les plus assidus assistent à la messe tous les matins à 6 heures.
Le dernier Ave récité, les fidèles s’agglutinent autour du visiteur étranger. « Vous avez vu sur l’autel le portrait de Notre Dame habillée comme une impératrice avec l’enfant Jésus sur ses genoux ? » demande une jeune femme souriante. « Vous avez fait votre prière ? enchaîne une autre. Si vous avez un souci, une demande, n’hésitez pas : Notre Dame de Chine exauce toutes les prières. »
Les deux femmes racontent avec émotion comment la Vierge a sauvé Donglü en 1900 contre l’agression des Boxers, ces xénophobes fanatiques qui voulaient tuer tous les étrangers et leurs « laquais ». Au moins 30 000 convertis avaient été massacrés dans la plaine du Hebei. Les villageois de Donglü, menés par leur curé, avaient réussi à repousser 44 attaques. Finalement l’apparition de la Vierge, tout habillée de blanc, au-dessus des remparts, avait mis en fuite les agresseurs. Un sanctuaire sera érigé en son honneur qui deviendra, avec la bénédiction du pape Pie XI, le plus célèbre pèlerinage marial de Chine.
C’est impossible de passer en voiture, mais à pied on peut déjouer la surveillance
Aujourd’hui encore, lors de la fête de la Vierge, des dizaines de milliers de fidèles venus de tout le pays envahissent Donglü. Les processions se succèdent sur plusieurs jours, le portrait de la Vierge à l’Enfant est promené solennellement, les journées se passent en oraisons publiques. Alarmées par cet afflux et cet enthousiasme, les autorités ont interdit le pèlerinage en 1996 et déploient chaque année des forces considérables pour empêcher les fidèles d’accéder au sanctuaire.
« C’est impossible de passer en voiture, expliquent les deux dames, mais à pied on peut déjouer la surveillance. » Elles finissent par révéler qu’elles font un peu de « travail missionnaire ». Pas à Donglü même où tout le monde est né catholique ou devient catholique par mariage, mais dans les alentours. « Nous allons chez les gens pour parler de Dieu qui est partout en nous et autour de nous, de la Vierge et de ses miracles… De notre église, de nos curés, de la chorale. Nous enseignons les prières. » Et ça marche ? « Bien sûr ! Les gens apprécient la clinique gérée par les sœurs, les cours d’anglais pour les jeunes, le jardin d’enfants. Et, à force de prier, on purifie son cœur et on comprend la bonté de Dieu. »
Au début des années 1950, les communistes victorieux ont expulsé les pères des missions étrangères, piliers de centaines de petites communautés rurales. Ils ont confisqué ou détruit leurs églises, écoles et séminaires, persécuté leurs disciples, anéanti leur œuvre. Pour le PC comme pour les missionnaires, cette religion étrangère et maintenant privée de soutien extérieur allait s’éteindre inexorablement.
Or, malgré les tourmentes de l’histoire, la foi a perduré. Pour ces descendants de familles converties depuis des générations, le catholicisme n’est pas une religion importée. C’est la foi de leurs pères, de leur village. Elle fait partie de leur identité. Les communes du Hebei représentent aujourd’hui un bastion catholique solidement enraciné dans une histoire tissée d’oppression et de fierté.
Il existe souvent une “église” souterraine, plutôt un hangar, à quelques pas de l’église officielle
Afin d’éviter le départ des jeunes vers les villes, les fidèles ont créé des PME pour employer la main-d’œuvre locale. Donglü est ainsi constellé d’ateliers de fabrication de poulies et de chaînes, dont le village s’est fait une spécialité. Ce tissu social préservé explique sans doute que la région soit devenue une pépinière de séminaristes et de novices, à l’heure où les vocations fléchissent partout ailleurs.
Le revers de la médaille, dans ces communautés qui vivent en vase clos, c’est que la foi fonctionne comme une appartenance ethnique, explique le sociologue Richard Madsen. D’où une grande mollesse sur le front de l’évangélisation. Les catholiques ont crû au même rythme que la croissance démographique, passant de 3 millions en 1950 à 12-15 millions aujourd’hui (soit 1 % de la population chinoise). À comparer avec l’augmentation fulgurante du nombre de protestants qui, pendant la même période, a bondi de moins de 1 million à 100 ou 120 millions (10 % des Chinois).
Autre conséquence de cette dramatique résilience : le Hebei constitue le cœur de l’Église « souterraine », celle qui s’oppose à l’Église « officielle » chapeautée par l’Association catholique patriotique, une émanation du Parti. Contrairement à cette dernière, l’Église loyaliste refuse depuis plus de 60 ans tout accommodement avec les « athées du PC ». Pour prix de l’insoumission, elle a subi une persécution extrême et des souffrances terribles. Aujourd’hui encore, plusieurs des évêques et prêtres emprisonnés ou « disparus » aux mains des services de police sont issus de ces régions.
« Sur le terrain, précise un prêtre qui préfère garder l’anonymat, la situation dépend beaucoup des cadres locaux et des liens que les prélats ont réussi à tisser avec eux. Dans le Hebei, la paix est en général “achetée” en graissant des pattes. Il existe souvent une “église” souterraine, plutôt un hangar, à quelques pas de l’église officielle. Dans d’autres diocèses, les deux évêques, l’officiel et le non-officiel, se parlent et peuvent même aller jusqu’à partager la même église. Dans d’autres encore, les deux bords sont à couteaux tirés. Les loyalistes jettent l’anathème sur les “collabos”, ces derniers les font harceler par la police… »
Une Église en proie à la zizanie ne constitue pas une menace, alors qu’une Église réconciliée pourrait représenter une force considérable
Longtemps le pouvoir a tout fait pour neutraliser les récalcitrants. Aujourd’hui, il semble moins pressé : « Une Église en proie à la zizanie ne constitue pas une menace, alors qu’une Église réconciliée pourrait représenter une force considérable, analyse un chercheur chinois. D’autre part, l’Église officielle est aujourd’hui devenue un groupe d’intérêt qui doit justifier son existence et ses moyens par la nécessité de lutter contre des “méchants”. Conclusion : du côté du pouvoir, personne n’a intérêt à résorber la division. »
Du côté des réfractaires non plus. Richard Madsen décrit le no man’s land dans lequel évolue l’église souterraine, à l’abri de tout contrôle tant du gouvernement que du Saint-Siège. En l’absence d’une hiérarchie reconnue, tout prêtre peut recevoir des subsides externes et les utiliser à sa guise. Les évêques peuvent procéder à des ordinations sans en référer à Rome. La situation serait tellement chaotique, le risque de schisme si grave, qu’en 2007 Benoît XVI publie une lettre pastorale appelant à la réconciliation. Et, afin de pousser à la réunification des deux hiérarchies, il stoppe toute nouvelle nomination d’évêque souterrain.
Bien sûr, une telle stratégie n’a de sens que si Pékin accepte de son côté de mettre fin aux ordinations unilatérales. Pendant deux ans, le compromis implicite fonctionne à merveille. Un à un, les évêques « illicites » implorent – et obtiennent – le pardon du Saint-Père. Mais voici qu’en 2010 patatras ! Pékin ordonne plusieurs prélats sans consulter Benoît. Celui-ci sévit en excommuniant les intéressés.
Ces imbéciles de l’Association patriotique ne sont que des courroies du Parti et se fichent totalement de la religion. On a assez prouvé qu’on ne voulait pas renverser le régime
Le peuple catholique, profondément attaché au pape, assiste avec inquiétude à ces escarmouches dont le dernier épisode a eu pour cadre Shanghai, autre haut lieu du catholicisme historique. En 2012, le jeune Thaddeus Ma Daqin, inscrit auprès du diocèse officiel de Shanghai, devait être ordonné évêque auxiliaire. La cérémonie n’aurait dû poser aucun problème, son nom ayant recueilli l’aval de Rome et de Pékin. Pourtant, à l’issue de l’ordination et en présence des autorités politiques, Ma Daqin annonce publiquement sa démission de l’Église officielle. Les 1 500 fidèles massés dans la majestueuse cathédrale Saint-Ignace éclatent en applaudissements. Les hauts responsables, eux, quittent les lieux. Ma Daqin est placé en résidence surveillée dès le lendemain, puis destitué. Le grand séminaire est fermé. L’ensemble des ecclésiastiques doit subir une « rééducation patriotique ». À ce jour, Shanghai n’a toujours pas d’évêque.
Notons que ce psychodrame, suivi par d’autres, secoue le cœur de l’Église officielle. Aujourd’hui ce n’est pas chez les récalcitrants mais au sein de l’Eglise « domptée » que la grogne monte. « Ces imbéciles de l’Association patriotique ne sont que des courroies du Parti et se fichent totalement de la religion. On a assez prouvé qu’on ne voulait pas renverser le régime. Qu’ils nous laissent vivre notre foi librement ! » fulmine un chrétien pourtant très « patriote ».
Pékin a su diviser durablement l’Église, puis amener Rome sur la voie des concessions. Il lui reste à savoir quoi faire des millions de fidèles catholiques qui peuplent « son » Église.
Le pape jésuite et la Chine
« La Chine, déclarent les proches du pape François, est la priorité de ce pontificat. » En bon jésuite, le pape a un tropisme qui le pousse vers cet empire rêvé qui a toujours représenté pour les membres de son ordre une sorte d’horizon ultime et poussé des dizaines d’entre eux à embrasser de longues études de sinologie. En l’an 1601, après de nombreuses tentatives avortées, un jésuite parviendra finalement à être admis en Chine, d’abord dans le Sud puis à la cour de l’empereur : le père Matteo Ricci. C’est lui qui jettera les premiers jalons de l’évangélisation. Aujourd’hui, des familles catholiques éminentes de Shanghai se réclament des premières conversions obtenues par le grand Matteo. Le pape vient d’ailleurs de donner le feu vert à la procédure de canonisation de Ricci.
Quatre siècles plus tard, la Chine et sa colossale « friche » spirituelle figurent plus que jamais sur la ligne d’horizon du catholicisme. L’exemple protestant donne la mesure du « potentiel » chinois. Forte de quatre siècles d’enracinement, ayant survécu à de graves erreurs de navigation comme à de terribles vagues d’éradication, l’Église peut se sentir chez elle en Chine et proposer sa réponse à l’immense vide moral et spirituel dont souffre la société. À deux conditions : d’abord, parvenir à réunifier les frères ennemis et ensuite établir des relations apaisées avec un régime viscéralement hostile.
La tâche figure en tête de liste des missions confiées au nouveau secrétaire d’État, Mgr Pietro Parolin. Ce diplomate chevronné est un vieux routier des pourparlers avec Pékin. À son actif, les accords de concordat signés avec un autre pays communiste, le Vietnam, qui pourraient servir de modèle à un rapprochement avec Pékin. Parolin devra aussi gérer le délicat problème du transfert de la nonciature de Taipei à Pékin, sans avoir l’air d’abandonner les catholiques taïwanais.
Beaucoup de pain diplomatique sur la planche du pontificat. Qui ne devrait pas pour autant oublier une grave question émotionnelle, celle du traumatisme qui marque encore les mémoires des catholiques, en particulier ceux de Shanghai, dans lequel le Vatican et certains jésuites ont joué un rôle central. C’est à la demande de l’intransigeant Pie XII que Shanghai est devenu dans les années 1950 le théâtre d’un affrontement impitoyable entre un régime prêt à toutes les violences et des catholiques menés par leurs prélats jésuites sur les chemins du martyre. La lutte s’est soldée par la victoire du pouvoir qui a su habilement diviser l’adversaire. Certains militants – et certains jésuites – ont trahi et persécuté leurs homologues. Les perdants ont dû subir une répression féroce et prolongée. C’est lors de cette trahison inexpiable que sont nées les deux ailes ennemies qui continuent soixante ans plus tard de se haïr plus ou moins en silence.
Parution Le Nouvel Observateur 19 décembre 2013. — N° 2563/2564