Désormais puissance mondiale, la Chine veut, comme les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la France autrefois, s’affirmer également sur les mers. Au risque de bouleverser les cartes de la région et de menacer ses voisins. À commencer par le plus important d’entre eux

Bateau de pêche, avec à bord des activistes chinois, coincé par deux garde-côtes japonais, le 15 août 2012, près de l’archipel des Senkaku, en mer de Chine orientale

Bateau de pêche, avec à bord des activistes chinois, coincé par deux garde-côtes japonais, le 15 août 2012, près de l’archipel des Senkaku, en mer de Chine orientale

C’est la carte qui obsède la Chine – et tous les stratèges de la planète : le Pacifique vu de Pékin. Du nord au sud, du Japon à l’Indonésie, un arc immense composé d’îles, d’îlots et d’eaux territoriales de pays rivaux voire ennemis encercle la république populaire. Le pays le plus peuplé du monde considère que cette barre bouche son avenir et bloque son destin de première puissance de la planète. Il entend désormais modifier cette carte. À tout prix ?

Longtemps, Pékin n’a agi que sur le papier, ou presque. Sur les cartes officielles de la Chine, en bas à droite, dans un petit cadre séparé, la mer de Chine méridionale est reproduite à une échelle réduite. Pékin revendique ses 3 millions de kilomètres carrés et tous les archipels qu’elle contient bien que ces derniers se situent à des milliers de kilomètres de ses côtes. Les pays riverains ont beau protester, la Chine se fait de plus en plus présente, voire menaçante, dans ces eaux disputées. Alarmés, les États de la région se tournent désormais vers l’ONU, réclamant l’application des règles internationales sur les eaux territoriales. La plupart se sont également rapprochés de Washington, seul à même de calmer la voracité chinoise.

Empêcher le passage de bateaux étrangers

carte-pacifique

Mais Pékin ne veut rien entendre. Il s’apprête à publier en février une nouvelle carte de la « Grande Chine » qui risque de faire encore plus grincer des dents. De forme verticale, cette fois, elle intégrera, à la même échelle que le reste du territoire national, la fameuse mer du Sud, ainsi que 130 îles, îlots, atolls et récifs. Sur l’ensemble sera explicitement portée la mention « territoire chinois ». En novembre, la découverte d’une carte semblable imprimée sur les passeports biométriques chinois avait suscité un tollé. Plusieurs pays menacent de ne pas apposer leur sceau sur ces documents. L’Inde, qui a aussi un différend territorial avec la Chine dans l’Himalaya, a décidé tout simplement de tamponner par-dessus sa propre version des frontières communes…

La Chine ne prend plus la peine de cacher ses ambitions territoriales ni sa volonté de les réaliser, de changer la carte de la région, y compris par la force. Entre ses côtes et la « barre », les incidents se sont multipliés ces derniers mois. Tous les pays riverains sont visés. En 2012, la marine chinoise a coupé les câbles d’un navire d’exploration géologique vietnamien. Elle a interdit à la Malaisie de déployer deux vaisseaux sismiques dans sa propre zone économique exclusive. Elle a perturbé l’exploration de gisements de pétrole dans les eaux internationales qu’elle revendique.

Depuis l’été, Pékin tente aussi de changer la situation juridique des territoires revendiqués, et ce par le fait accompli. En juillet, la Chine a annoncé en fanfare la création d’une « préfecture » sur une des îles Spratly, pourtant revendiquées par le Vietnam, afin, selon les autorités de Pékin, de gérer les archipels de la région et d’« empêcher le passage de bateaux étrangers ».

La première violation de l’espace aérien japonais depuis la Seconde Guerre mondiale

Au nord, il y a le différend de plus en plus grave avec le Japon au sujet d’un archipel minuscule composé de huit îlots inhabités – le plus vaste ne dépasse pas 4 kilomètres carrés – appelés « Senkaku » par les Japonais (qui les administrent), et « Diaoyu » par les Chinois (qui les revendiquent). Le conflit occupe la une des médias japonais et chinois depuis de nombreuses années. En décembre, il a franchi un nouveau cap après qu’un avion chinois a survolé ces îles – « la première violation de l’espace aérien japonais depuis la Seconde Guerre mondiale », selon Tokyo. Au harcèlement par des bateaux de pêche ont succédé les incursions de navires de l’agence maritime chinoise.

Pour les contrer, le Japon envisage désormais de déployer de nouveaux vaisseaux patrouilleurs et de déplacer vers une île plus proche une base de ses avions de chasse. Si bien que le grand quotidien japonais « Asahi Shimbun » n’hésite plus à parler d’un risque de guerre au sujet des Senkaku. En Chine, l’opinion publique est chauffée à blanc par l’omniprésence du sujet à la télévision et dans les journaux officiels. Il faut « donner une leçon aux nains japonais », tempêtent les « patriotes » du web. Même les « experts militaires » interrogés sur les plateaux n’hésitent plus à évoquer, eux aussi, la possibilité d’un conflit armé.

Si le Japon abandonne sa constitution pacifique et décide de se réarmer, Manille en sera très satisfait

Au Japon, cette escalade a contribué à l’élection en décembre d’un homme connu pour sa fermeté à l’égard de Pékin, Shinzo Abe. Fidèle à la position traditionnelle, le nouveau Premier ministre refuse toute négociation : les Senkaku appartiennent au Japon depuis 1895, dit-il, il n’existe donc pas de « dispute territoriale ». Et pour montrer sa détermination, le nouveau cabinet fait savoir que, pour la première fois depuis dix ans, il va augmenter les dépenses militaires.

Afin de conforter sa position diplomatique, Abe entend également consolider le front « anti-chinois » de tous les pays qui ont un différend territorial avec Pékin dans le Pacifique. C’est pourquoi il a consacré son premier voyage à une tournée de la région, promis de fournir des navires-garde-côtes aux Philippins et de former des sous-mariniers vietnamiens. Le ministre philippin des Affaires étrangères souhaiterait même que Tokyo aille plus loin. « Si le Japon abandonne sa constitution pacifique et décide de se réarmer, Manille en sera très satisfait », dit-il publiquement.

Trois décennies d’efforts diplomatiques pour nous persuader que l’émergence de la Chine sera “pacifique” sont parties en fumée

chronologie-senkakuPourquoi les Senkaku déclenchent-elles soudain autant de passions et entraînent-elles une telle escalade ? Les chercheurs font remarquer que la question de ces huit îlots n’a commencé à émouvoir les leaders chinois qu’après la découverte de gigantesques gisements d’hydrocarbures.

Mais il y a autre chose. La richesse du sous-sol des mers de Chine est certes considérable. Elle ne suffit pas cependant à expliquer la brusque dégradation des rapports dans cette région. Un diplomate asiatique confie : « Trois décennies d’efforts diplomatiques pour nous persuader que l’émergence de la Chine sera “pacifique” sont parties en fumée, tout ça parce qu’on refuse de partager le pétrole ? Que se passe-t-il donc à Pékin ? »

Pour mieux répondre à la question, il faut se pencher sur… la fameuse carte de la « Grande Chine ». Vue de Pékin, en effet, la position géographique chinoise apparaît comme particulièrement peu propice. Les mandarins rouges savent que pour accéder au statut de grande puissance la Chine doit cesser d’être purement « terrienne ». Comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne du XIXe siècle, elle doit développer une marine de haute mer capable de sécuriser ses lignes d’approvisionnement et de projeter au loin sa puissance militaire.

Or, malgré ses 15 000 kilomètres de côtes, la Chine reste corsetée par un grand arc d’îles qui lui barrent l’accès au Pacifique. Ce que les stratèges chinois appellent la « première chaîne d’îles » est composé d’États plus ou moins rivaux ou hostiles, comme le Japon, Taïwan, les Philippines, l’Indonésie et la Malaisie. États qui sont souvent des alliés des États-Unis, dont la formidable 7e flotte patrouille sans arrêt dans des eaux internationales dangereuse ment proches des côtes chinoises.

Quant aux voies maritimes dont dépend entièrement l’économie chinoise, tant pour son approvisionnement en énergie que pour ses exportations, elles traversent cette même mer de Chine méridionale et sont donc de facto placées sous la protection – ou le bon vouloir – de la marine américaine…

Vu de Pékin, le Japon est l’obstacle majeur qui l’empêche de sortir des “mers intérieures” et de se déployer librement dans le Pacifique

batailles-navalesSe jugeant à la fois vulnérable et ligotée, la Chine a échafaudé dans les années 1980-1990 une doctrine stratégique audacieuse qu’« elle met en œuvre avec une constance remarquable », estime un diplomate européen. Baptisée « défense active offshore » et centrée sur la modernisation de sa marine, elle vise à créer une « sphère de sécurité maritime » en trois étapes.

Tout d’abord en prenant le « contrôle effectif » des mers intérieures délimitées par la première chaîne d’îles, ce qui devrait faciliter la « récupération » de gré ou de force de l’île rebelle de Taïwan. Aux yeux de nombreux spécialistes, le but stratégique principal de la Chine reste, en effet, la réunification avec Taïwan. En s’assurant le contrôle des petites îles proches de Taipei, les stratèges rouges veulent empêcher la marine américaine de voler au secours de son alliée.

Deuxième étape, à l’horizon 2020-2030 : le déploiement de la flotte chinoise dans les eaux délimitées par la « seconde chaîne d’îles », qui comprend notamment les Mariannes et Guam – et ainsi concurrencer la 7e flotte américaine dans son pré carré.

Troisième et dernière étape : imposer sa présence sur tous les océans de la planète.

Ce glorieux dessein, la Chine a enfin les moyens financiers de le réaliser grâce aux milliards accumulés en trente années de boom économique. Et voici que la crise globale frappe providentiellement le géant américain. Il n’en fallait pas plus pour persuader les stratèges chinois que le moment était finalement venu. D’où le clash actuel autour des Senkaku. « Vu de Pékin, le Japon est l’obstacle majeur qui l’empêche de sortir des “mers intérieures” et de se déployer librement dans le Pacifique », affirme Hiroyasu Akutsu, de l’Institut national des Études de Défense (Japon). Un coup d’œil à la carte permet de comprendre en effet que les Senkaku représentent un verrou au sein de la première chaîne d’îles dont la possession ouvre un accès direct au Pacifique.

Oui, les Chinois investissent énormément dans leur marine, mais celle-ci n’a aucune expérience opérationnelle

« Après avoir longtemps limité ses activités maritimes aux côtes, la Chine se sent maintenant à l’étroit dans les mers proches, confirme Kazuhisa Shimada, du ministère japonais de la Défense. Elle a construit récemment trois bases navales, dont une de sous-marins. »

Depuis vingt ans, la montée en puissance de la marine chinoise est impressionnante. Servie désormais par 225 000 hommes, elle est forte de 50 sous-marins (contre 13 en 2004), 79 frégates et destroyers. Avec la mise en service, fin 2012, du premier porte-avions – même s’il n’est pas encore opérationnel – et du premier missile balistique antinavire capable d’endommager gravement un porte-avions américain à 2 000 kilomètres de Shanghai, la Chine s’affirme désormais comme une puissance maritime qui compte – et comptera davantage dans les années à venir.

Pourtant, pour Noboru Yamaguchi, de l’académie militaire japonaise, la panique n’est pas de mise. « Même si la Chine a multiplié son budget [militaire] par 18 en vingt ans, ses forces restent très inférieures à celles des Américains, auxquelles il faut ajouter celles des alliés, affirme-t-il. Même dans vingt ans, la Chine ne pourra pas rattraper ses adversaires. » Un diplomate européen installé à Pékin confirme : « Oui, les Chinois investissent énormément dans leur marine, mais celle-ci n’a aucune expérience opérationnelle. Ils savent parfaitement qu’ils ne sont pas capables de débarquer à Taïwan et encore moins de damer le pion à l’excellente marine japonaise… »

Sans compter le risque intérieur, dont le pouvoir a une conscience aiguë. Un fiasco militaire ferait en effet courir un risque vital au régime en déchaînant la colère populaire. Il y a gros à parier que la carte de la « Grande Chine » reste encore pour quelque temps un rêve de papier. (Avec Vincent Jauvert)

Quel jeu joue Xi Jinping ?

Xi-Jinping-navalAprès des mois d’éditoriaux belliqueux et de philippiques enragées émanant de généraux, le secrétaire général du PC chinois s’est distingué la semaine dernière par un ton remarquablement conciliant. Xi Jinping recevait Natsuo Yamaguchi, un des leaders de la nouvelle majorité japonaise, chargé de délivrer une lettre du Premier ministre, Shinzo Abe.

Le numéro un chinois a évoqué les grands dirigeants qui, il y a 40 ans, décidaient de tourner la page d’un siècle de fureur entre les deux anciens ennemis. En référence aux célèbres pourparlers de 1972 entre Zhou Enlai et Kakuei Tanaka, qui avaient décidé de laisser la résolution des conflits territoriaux à la charge des générations futures, Xi a affirmé : « Comme nos prédécesseurs, nous devons garder à l’esprit nos responsabilités nationales et historiques, faire preuve de sagesse et avancer dans notre relation. »

Le principe d’une prochaine rencontre au sommet avec Abe aurait été accepté. La diplomatie va-t-elle reprendre le dessus après les bruits de bottes ? Les commentaires sont réservés. Un chercheur japonais affirme : « Cette modération est très positive mais nous restons prudents, car Xi Jinping a malheureusement l’habitude des discours soft non suivis d’effet. » En 2011, alors qu’il n’était encore que le vice-président, Xi Jinping aurait en effet reçu en privé plusieurs dirigeants asiatiques, les persuadant qu’il ferait tout pour calmer les tensions territoriales. En décembre 2011, en visite officielle au Vietnam, il aurait fait les mêmes promesses aux membres du Politburo lors d’une rencontre confidentielle. « Et on a vu comment la situation s’est dégradée en 2012 pour tous les pays voisins », conclut le spécialiste japonais.

Alors, quel jeu joue vraiment Xi Jinping ? En tant que « dauphin désigné », n’avait-il pas l’autorité suffisante pour peser sur les choix stratégiques du pays ? Ses promesses seront-elles moins vaines maintenant qu’il préside la Commission militaire centrale ? Ou bien faut-il croire, comme de nombreux Asiatiques médusés par la brutale ambition de Pékin, qu’il s’agit tout simplement d’une ruse de stratège façon Sun Zi, un jeu de dupes dans lequel Xi tient le rôle du « bon flic », pendant que les militaires continuent inexorablement d’avancer leurs pions ?

Parution Le Nouvel Observateur 31 janvier  2013 — N° 2517