Ils donnent leur vie pour défendre leur langue, leur culture, leur religion. En quelques mois, plus de 90 jeunes Tibétains se sont immolés par le feu, dont 11 dans la seule province du Qinghai. Reportage.
Avec ses cheveux savamment noués en chignon, son collier de perles au ras du cou et sa petite veste en cuir rouge zippée, elle était l’image même de la jeune Tibétaine branchée. Tangzin Dolma, 23 ans, cadette d’un éleveur aisé ex-chef de village, semblait n’avoir rien de commun avec ces pèlerins pauvres et pleins de dévotion que l’on voit tourner autour des lieux sacrés en se prosternant tous les trois pas. « Elle était joyeuse, elle avait appris le chinois à l’école et adorait faire des voyages avec nous », explique le père d’une voix cassée. La mère, le visage ravagé par un malheur trop grand, a fait vœu de silence : c’est sa façon de pleurer la fin tragique de sa petite. Le 15 novembre, alors que les parents sont partis au bourg voisin, Tangzin Dolma se plante devant le temple du hameau. Elle attend d’être tout à fait seule pour s’asperger d’essence volée dans une moto et s’allumer comme une torche. C’est une de ses copines qui découvrira son cadavre calciné.
Le père se souvient que les jours précédant le drame, sa fille écoutait sans cesse des cassettes de dunglen, un genre adoré du public tibétain où le chanteur, en général très jeune et plutôt joli garçon, chante des airs traditionnels en s’accompagnant de mandoline. Les stars préférées de Tangzin Dolma chantent en termes à peine voilés la fierté tibétaine, la souffrance du peuple séparé de son « père » spirituel, et la gloire des « martyrs du Pays des Neiges »… Plusieurs de ces jeunes chanteurs sont d’ailleurs sous les verrous, accusés d’« alimenter des sentiments séparatistes ». La jeune femme a-t-elle été inspirée par cette exaltation juvénile de l’héroïsme ? A-t-elle crié « Vive le dalaï-lama, liberté au peuple tibétain », comme les 90 autres Tibétains – presque tous très jeunes et issus de familles modestes – qui se sont immolés depuis quelques mois ? On ne le saura pas. Les parents semblent aussi écrasés de douleur qu’effrayés de parler. Leur hameau de Guogai, une poignée de maisons accrochées à une pente escarpée, se trouve à 40 km de Rebkong, au bout d’un chemin étroit aux lacets vertigineux. Il faut pourtant prendre mille précautions, arriver à la nuit tombée et raser les murs pour ne pas alerter les mouchards.
Un impressionnant réseau d’informateurs a été déployé jusque dans les coins les plus reculés depuis que cette région tibétaine réputée « tranquille » est devenue un haut-lieu de la redoutable vague d’immolations. En un mois, onze de ses habitants ont ainsi péri. Dépassées, les autorités tentent par tous les moyens de juguler le mouvement : empêcher la propagation des nouvelles, décourager l’afflux devenu rituel des visiteurs chargés de cadeaux venus rendre hommage aux « héros » immolés.
Mais la nouvelle de l’immolation de Tangzin Dolma a été révélée le jour même dans le monde entier. À en juger par le mur de briques de thé entassées dans une pièce, les visiteurs ont été extrêmement nombreux. Ils ont également apporté des cadeaux plus parlants : d’immenses photos, richement encadrées, du dalaï-lama, qui trônent désormais sur les autels à la charpente ouvragée. Plus étonnant encore : sur plusieurs de ces photos, on reconnaît… un civil : Lobsang Sangay, le Premier ministre élu du gouvernement en exil à Dharamsala. Quel meilleur signe que, pour les Tibétains, la cause nationale fait désormais indissolublement corps avec la ferveur religieuse ?
On en a tellement marre d’avoir peur qu’on aurait presque envie d’aller au clash…
« En quelques mois, la conscience politique a fait un bond énorme, en commençant par l’exigence de respecter la langue tibétaine », observe Tashi – appelons-le Tashi – un jeune fonctionnaire de Rebkong, employé au bureau local de l’éducation, qui accepte de nous parler, malgré les risques considérables liés au moindre contact avec des journalistes étrangers. Il décrit avec fierté ces solides nomades descendus des hauteurs qui n’hésitent pas à vous mettre leur poing dans la figure s’ils vous entendent prononcer un seul mot en chinois. « Il suffit d’une décision rognant la place du tibétain à l’école, et voilà 2 000 à 3 000 lycéens qui manifestent, faisant fi des soldats armés qui tapissent littéralement les rues. C’est comme si notre patience était à bout, explique-t-il. On en a tellement marre d’avoir peur qu’on aurait presque envie d’aller au clash… »
Face à cette montée de l’exaspération, les mesures de rétorsion pleuvent – comme celle de priver les familles d’immolés du minimum social, de suspendre les projets de développement des villages concernés, de virer tout fonctionnaire manifestant sa sympathie, ou encore de défroquer tout moine célébrant les funérailles. En ville, tous les cent mètres, un fonctionnaire civil est posté dans une voiture banalisée : il doit apporter son concours aux forces de l’ordre. Tashi doit ainsi consacrer 12 heures tous les deux jours à faire la police contre ses propres compatriotes. « Mais, derrière les portes fermées, les autorités sont paumées, affirme Tashi, et se creusent la cervelle pour trouver comment se sortir de ce pétrin… »
Mis à part la liberté et l’autonomie, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
Selon une anecdote qui circule chez les intellectuels et que rapporte Tashi, le patron du Parti de la province – l’homme le plus puissant du Qinghai – s’est personnellement rendu il y a quelques jours à Dowa, un trou perdu où une immolation venait d’avoir lieu. « C’est terrible ! Que puis-je faire pour arrêter cela ? » a-t-il demandé aux villageois. « Donnez-nous la liberté et l’autonomie », ont répondu ces derniers avec aplomb. L’apparatchik, suffoqué : « Euh… Même Pékin aurait du mal à vous accorder cela… Mis à part la liberté et l’autonomie, qu’est-ce que je peux faire pour vous ? » Les paysans : « Merci. On n’a besoin de rien d’autre ».
Avec mes amis, nous ne parlons que de ces incroyables sacrifices faits par les gens modestes. Et nous, que faisons-nous pour notre peuple ?
Dans la voix de Tashi, la fierté face au courage insensé de ses compatriotes se mêle à la honte de sa propre pusillanimité : « Dès que nous nous retrouvons ensemble, avec mes amis, nous ne parlons que de ces incroyables sacrifices faits par les gens modestes. Et nous, que faisons-nous pour notre peuple ? »
Cette question lancinante hante tous les Tibétains qui ont eu la chance – rare sous ces latitudes – de suivre des études supérieures. À 250 kilomètres à l’ouest, au cœur des plateaux glacés, Choden, fils de simples nomades devenu professeur, se sent investi d’une grande responsabilité. « Jusqu’à mes 13 ans, j’étais illettré, raconte-t-il. J’ai pourtant pu faire mes petites classes et être admis dans l’école fondée par un grand lama, lettré célèbre du golok. J’y ai tout appris, le tibétain, le chinois, l’anglais, les sciences, l’histoire… Notre lama nous a aussi appris la façon correcte de nous battre : pas la révolte, qui est stérile, mais l’effort pour épanouir notre propre culture. »
Nous, les jeunes instruits, nous avons compris qu’il existe un grand projet pour nous éloigner de notre langue, de notre religion, de nos valeurs. Ça marche d’ailleurs
À 28 ans, Choden déploie une activité intense : il organise fêtes et rencontres pour encourager les nomades à préserver leur langue, leur costume, leur cuisine, leur artisanat, leurs sports et autres traditions, etc. Avec trois copains et des bouts de ficelles, il a tourné un long-métrage racontant l’histoire d’un jeune nomade confronté aux enjeux de la sinisation. En deux semaines, ils ont réussi à écouler suffisamment de DVD pour récupérer leur mise, et s’apprêtent à tourner un second film. Et, en bon disciple de son maître, Choden s’est battu pour obtenir l’autorisation d’ouvrir un jardin d’enfants privé. « Nous, les jeunes instruits, nous avons compris qu’il existe un grand projet pour nous éloigner de notre langue, de notre religion, de nos valeurs. Ça marche d’ailleurs. J’ai des cousins qui sont très contents d’avoir une maison, une moto, une voiture. Heureusement, 80 % des Tibétains ont pris conscience du fait qu’on veut étouffer notre culture, que c’est donc sur le front de la culture qu’il faut se battre. »
Est-ce que ce n’est pas clair qu’ils veulent tuer notre culture ? Un peuple sans éducation est un peuple mort !
Même son de cloche à Xining, capitale du Qinghai, où se concentrent de nombreux intellectuels employés dans les universités, les médias, les maisons d’éditions en langue tibétaine, mais où il n’existe aucune école primaire ou secondaire bilingue. Le projet d’acculturation du Tibet peut s’observer auprès des enfants de cette super-élite, élevés comme de vrais petits Chinois. « Nous sommes désespérés, explique une mère. Mon aînée est déjà devenue une Chinoise. Pour que ma cadette ne suive pas la même voie, je l’envoie dans une école bilingue à la campagne. Mais la province vient de décréter que seuls 21 % des bacheliers bilingues pourront entrer à l’université, pour 95 % des diplômés du chinois ! Est-ce que ce n’est pas clair qu’ils veulent tuer notre culture ? Un peuple sans éducation est un peuple mort ! »
Et puis il y a l’argent : plus il y a d’agitation dans une localité, et plus elle reçoit d’argent pour la réprimer. Il suffit donc de durcir la répression
Après avoir longtemps prétendu protéger les cultures minoritaires, quitte à les cantonner à un simple folklore – la Chine semble avoir viré sans l’avouer vers une politique d’assimilation accélérée. C’est contre elle que les Tibétains sont entrés en révolte. Les tibétologues du monde s’en sont émus. Une pétition déjà signée par 80 d’entre eux s’alarme des mesures contre l’enseignement en tibétain et demande au nouveau secrétaire général, Xi Jinping, d’appliquer les droits reconnus dans la Constitution chinoise.
« Ce qui jette de l’huile sur le feu, c’est que plus un responsable local se montre dur, et plus il est récompensé », affirme Woeser, Tibétaine basée à Pékin, qui recense dans son blog tous les aspects de cette révolte populaire. Comme Shi Jun, patron du district d’Aba qui compte le plus d’immolés à ce jour, promu récemment au poste de gouverneur-adjoint et chef de la police de la province ! « Et puis il y a l’argent : plus il y a d’agitation dans une localité, et plus elle reçoit d’argent pour la réprimer. Il suffit donc de durcir la répression – ce qui pousse les gens à se révolter – pour augmenter automatiquement les subventions ! Combien de morts faudra-t-il encore pour mettre fin à ce système pervers ? »
Parution Le Nouvel Observateur 13 décembre 2012. — N° 2510