La destitution de Yingluck Shinawatra, réclamée par les conservateurs, est loin de mettre un terme à la crise politique qui secoue le pays depuis plusieurs mois.

Yingluck-Shinawatra

Le psychodrame politique que vit depuis six mois la Thaïlande vient de rebondir et menace de donner lieu à des développements extrêmement préoccupants. La Cour constitutionnelle vient en effet de destituer la Première ministre, Yingluck Shinawatra, 46 ans. Cette décision est une victoire pour le mouvement des « chemises jaunes », les manifestants antigouvernementaux qui tentent depuis des mois de renverser le gouvernement de Yingluck en orchestrant une agitation incessante dans les rues de la capitale Bangkok.

« Abus de pouvoir »

Le verdict unanime des juges de la Cour constitutionnelle est censé sanctionner un « abus de pouvoir » — c’est en ces termes qu’est désignée la décision, pourtant tout à fait banale, prise par la Première ministre en 2011 peu après son arrivée au pouvoir, de remplacer un haut fonctionnaire. Yingluck doit immédiatement quitter son poste, ainsi que neuf ministres qui étaient au gouvernement au moment du transfert de ce fonctionnaire.

Cette décision montre le degré de compromission et de politisation qui règne au sein du système judiciaire thaïlandais depuis une dizaine d’années

Les juges ont pourtant reconnu que la Première ministre avait statutairement le droit de procéder à des nominations. Mais dans ce cas précis, c’est-à-dire concernant le transfert de Thawil Pliensri, à l’époque patron du Conseil national de sécurité, ils ont estimé que la décision avait été « hâtive », « non-éthique » et « conçue pour faire place à la nomination d’un proche. »

« Cette décision montre le degré de compromission et de politisation qui règne au sein du système judiciaire thaïlandais depuis une dizaine d’années », estime Thithinan Pongsudhirak, célèbre politologue et professeur à l’Université Chulalongkorn. « Dans la plupart des pays, le gouvernement a parfaitement le droit de procéder à des transferts de fonctionnaires. »

Un coup de force des juges

Ce n’est pas la première fois que les élites royalistes de Bangkok font tomber des gouvernements issus d’élections démocratiques. Après un coup d’État militaire en 2006 contre le Premier ministre Thaksin Shinawatra, frère aîné de la Première ministre Yingluck qui vient d’être destituée, deux autres gouvernements dirigés par des partisans de Thaksin sont tombés en 2008, victimes de ce que les jeunes juristes thaïlandais appellent des « coups d’État judiciaires. »

Depuis 2006, l’armée thaïlandaise hésite à utiliser la force contre des gouvernements très populaires. D’autant plus que, en coulisses, le grand allié américain prêche la retenue. La tâche de renverser des gouvernements qui déplaisent aux conservateurs échoit donc à ce qu’on appelle ici les « organes indépendants », comme la Cour constitutionnelle, la Commission nationale anti-corruption ou la Commission électorale.

Théoriquement au-dessus de la politique partisane, les juges qui peuplent ces organes sont en réalité étroitement liés à l’establishment conservateur. Depuis novembre 2013, les juges ont systématiquement soutenu les « chemises jaunes » au titre du « droit d’exercer ses droits et ses libertés », oubliant volontiers que ces opposants avaient paralysé des mois durant le centre de la capitale, occupé et abîmé de nombreux bâtiments ministériels et physiquement bloqué les élections législatives de février dernier.

Les deux camps face à face

Les partisans de Thaksin et de Yingluck accusent leurs adversaires de déserter le champ électoral où les combats politiques devraient être menés, au profit de manœuvres antidémocratiques. De leur côté, les manifestants antigouvernementaux, qui ont empêché efficacement l’élection d’un Parlement, ne cachent pas leur désir de créer une vacance politique totale au sommet du pays. Ils souhaitent que ce soit le roi qui nomme un Premier ministre « vertueux » qui « débarrassera » le pays des politiciens « corrompus » avant de rétablir graduellement les institutions démocratiques.

Après la décision de la Cour constitutionnelle, le gouvernement n’a pas été entièrement destitué. Seuls 9 ministres sur 37 doivent quitter leur poste. C’est le ministre du commerce qui remplace Yingluck par intérim, en attendant les prochaines élections, prévues pour début juillet. Mais une solution politique de la crise semble de plus en plus éloignée. D’une part, les chemises jaunes proclament qu’elles continueront le combat jusqu’à ce que la totalité du gouvernement Yingluck soit éliminé. D’autre part, leurs adversaires, les chemises rouges, qui s’étaient abstenus à ce jour de réagir aux provocations des manifestants, ont annoncé des défilés dans les jours prochains pour protester contre le coup de force des juges.

L’avenir est sombre : pour la première fois depuis le début de la crise il y a six mois, les deux groupes hostiles vont se côtoyer dans les rues de Bangkok.