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Une mode ? Non, une vague de fond. Quand les croyances sont en crise et les utopies en berne, que reste-t-il ? Les interrogations essentielles. Celles que posaient déjà, il y a 2 500 ans, les inventeurs de la philosophie : comment donner sens à sa vie ? Peut-on s’accommoder du malheur ? Taoïsme, méditation, qigong, yoga, mystique chrétienne ou (re) découverte de Socrate, Épicure et Sénèque : les voies de la sagesse sont innombrables. Mais attention, au marché des nouvelles spiritualités, on trouve tout : de la pacotille et du diamant pur ; des charlatans et des maîtres à vivre.

couv-1986Souvenez-vous : il n’y a pas si longtemps, la sagesse sentait le moisi. Si philosophie veut dire en grec amour de la sagesse, les philosophes, eux, ont longtemps été « sophiaphobes », préférant d’ailleurs se faire appeler intellectuels. Exclusivement centrés sur la sphère politique, acharnés à dénoncer la « barbarie à visage humain » et à fustiger les « maîtres-penseurs », ils auraient ri au nez du ringard qui aurait aventuré devant eux les mots de salut ou de spiritualité. La sagesse ? Un idéal pour retraités… Luc Ferry, alors jeune agrégé, persuadé qu’il n’y avait rien de plus philosophique que d’examiner les rapports entre la politique, le droit et l’histoire, publiait le premier tome de sa trilogie « Philosophie politique » (PUF). C’était en 1984. La même année paraissait sous la plume d’un autre jeune et obscur agrégé de philo un « Traité du désespoir et de la béatitude » (PUF). Un ovni dans le paysage vibrionnant de la philosophie dite « nouvelle ». « Voici enfin un penseur qui vit sa philosophie et ne fait pas semblant de méditer », s’exclamait Roger-Pol Droit dans « le Monde », s’émerveillant de « ce propos fort ancien mais qui paraît neuf tellement fut oubliée cette simple exigence : le bonheur s’acquiert par la sagesse »… La sagesse, la vraie ? L’idéal éternel de Socrate et d’Épicure ? Jugez-en : « La sagesse, expliquait le jeune normalien dans un style vintage inspiré de l’élégance d’Alain, c’est le maximum de bonheur dans le maximum de lucidité. » L’auteur de ce come-back, André Comte-Sponville, redoutait alors de paraître ridiculement archaïque aux yeux de ses pairs : « La plupart pensaient que j’avais quelques siècles de retard », se souvient-il avec un sourire. Douze ans et quelques best-sellers plus tard, le succès inouï du « Petit Traité des grandes vertus » (PUF, 450 000 exemplaires vendus) allait prouver qu’il avait en fait quelques années d’avance…

Aujourd’hui, on a peine à comprendre cet anathème. La sagesse ne provoque plus ni ricanements, ni grincements de dents. Luc Ferry, le fana de la théorie de l’agora, vient de signer un ouvrage que ne renierait aucun héritier de Socrate : « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? » (Grasset) pose la question fondamentale de la « vie bonne », celle qui a du sens et qui se vit dans la joie. Comment, s’interroge le ministre-philosophe, fonder une spiritualité laïque à l’usage des athées — dont il fait partie ? « Je me suis trompé pendant vingt ans, avoue-t-il au sociologue Frédéric Lenoir, en pensant que la morale laïque suffisait. Elle ne suffit pas ! Même si vous n’êtes pas croyant, vous avez besoin d’une spiritualité, d’une sagesse, pour aborder des questions comme l’éducation de vos enfants, l’art, la culture, l’amour ou le deuil… »

Je n’étais que culpabilité et ressentiment, alors qu’il n’y a que la joie qui vaille

Pas très sexy, pas très hype, ces austères interrogations existentielles, ces sempiternels « où suis-je et dans quelle étagère » ? Ce n’est pas l’avis de nos contemporains qui s’arrachent des ouvrages parfois bien ardus : plus de 100 000 exemplaires vendus de « la Sagesse des modernes » (Robert Laffont), une coproduction Ferry — Comte-Sponville. Ce dernier, champion hors catégorie du blockbuster philosophique, est traduit en 25 langues, et a été vendu au total à plus d’un million d’exemplaires ! Dans le sillage, d’autres « amis de la sagesse » font aussi de beaux succès de librairie : Michel Onfray, Clément Rosset, Marcel Conche… Une aubaine pour des éditeurs jusque-là habitués aux micromarchés, qui lancent des collections grand public et multiplient les rééditions de classiques.

« La philo m’a fait économiser dix ans de psychanalyse », déclare sans rire Inès. Avec ses 35 ans longilignes, sa vie bien remplie de mère et de prof de piano, Inès n’a pourtant rien d’une paumée. « Il fallait me voir il y a trois ans : coincée à l’intérieur, terne à l’extérieur, et explosive en profondeur ! » En surface, tout allait bien, elle avait un mari, un enfant et un labrador. Mais il y avait un hic : le mari menait une double vie. Inès ne trouvait ni le courage de rompre, ni celui de se battre. « J’étais paralysée, et ça me détruisait un peu plus chaque jour. » Elle manque plusieurs fois se faire renverser dans la rue, se rompre le cou dans l’escalier. « J’étais suicidaire sans le savoir. » Est-ce parce qu’elle se sent prise dans un cul-de-basse-fosse que le désespoir selon Comte-Sponville fait un déclic ? Elle qui avait à peine eu la moyenne à l’épreuve de philo au bac se met à dévorer les auteurs cités par ce dernier, Conche, Rosset, Deleuze, Cioran, puis s’attaque à Nietzsche, Montaigne, Pascal… « J’ai calé devant Spinoza. Mais c’est quand même lui, à travers Deleuze, qui m’a sauvée : je me suis vue dans sa critique des passions tristes comme dans un miroir. Je n’étais que culpabilité et ressentiment, alors qu’il n’y a que la joie qui vaille. » Et alors ? « Alors un jour, je suis partie. ça n’a pas posé de problème grave. Je lis toujours de la philo, mais moins qu’avant. » La leçon de l’histoire ? « Je ne suis responsable que de ce qui dépend de moi, c’est-à-dire moi et ma fille, tant qu’elle est petite. C’est à moi de nourrir ma puissance de joie. Un jour je lirai “l’Éthique” en entier. » Spinoza superstar…

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Qu’il faille s’en réjouir ou en pleurer, le ciel étoilé des sages illumine les nuits sans lune de Petits Poucets toujours plus nombreux, lâchés sans boussole dans la jungle de la vie. C’est à cette lame de fond qu’appartient la vogue, apparue au début des années 1990, des cafés-philo. Inauguré au Café des Phares, place de la Bastille, le modèle fait plus de 200 émules en France et se répand comme une traînée de poudre en Europe, en Amérique et jusqu’au Japon. Dans la foulée, une nouvelle profession, celle de philosophe thérapeute, apparaît. Évidemment, la méthode trouve sa limite face aux pathologies sérieuses. Mais les Anciens, qui ne voyaient d’autre intérêt à la philosophie que d’apprendre à mieux vivre, auraient approuvé.

Que s’est-il donc passé pour qu’une telle soif de sagesse fasse soudain irruption ? Demandons-nous plutôt, suggère Comte-Sponville, comment la sagesse, idéal constant de la philosophie au long des vingt-cinq siècles de son histoire, a pu paraître dérisoire pendant quelques décennies. « Ça a tenu je crois au poids écrasant de la politique entre les années 1930 et 1970 : la lutte contre le fascisme, l’enthousiasme pour le communisme nous dispensaient, croyions-nous, de toute réflexion sur la transformation de soi. Et puis le tout-politique a fait long feu… » Dans le désarroi qui a suivi l’effondrement des dernières utopies soixante-huitardes, le je a pris sa revanche sur le nous. « On est revenus à une réflexion sur la vie et le monde tels qu’ils sont, pour tenter de répondre à la question : qu’est-ce que j’en fais ? »

Une sagesse modeste, sensitive, fondée sur une pratique physique et mentale, centrée sur les destinées individuelles. Ça ne vous rappelle rien ?

Les réponses ne manquent pas. La nouvelle « sophiaphilie » des philosophes a rouvert l’accès aux sources mêmes de la pensée occidentale. Qui sont donc ces cyniques dont se réclame Onfray ? Et ces atomistes que révère Conche ? Voici M. Tout-le-monde parti à l’assaut des auteurs escarpés : réédités en « petits prix », Parménide, Épicure, Plotin, Lucrèce, Epictète remplissent les bacs des libraires. Simple curiosité intellectuelle, passion des idées pures ? Non, explique Jean-Philippe de Tonnac, coauteur de « Fous comme des sages » (Seuil 2002) : « Grâce aux travaux de Pierre Hadot (1), on sait maintenant qu’il s’agit de philosophie vécue, d’exercices spirituels pratiqués au quotidien, et ça change tout. » Tout quoi ? « Notre regard sur la sagesse des Anciens : ils ne bâtissaient pas des théories abstraites comme on le croyait, ils visaient très concrètement la transformation de soi et celle de l’existence. »

Loin des systèmes spéculatifs, une sagesse modeste, sensitive, fondée sur une pratique physique et mentale, centrée sur les destinées individuelles. Ça ne vous rappelle rien ? Comment ne pas penser aux gymnastiques spirituelles venues d’Asie, qui séduisent des dizaines de milliers de nos contemporains : yoga, zazen, tai-chi, qigong, sans oublier toute la famille des « do » (judo, aïkido, etc.) ? Pour les quêteurs de salut, depuis Voltaire et Montesquieu, l’Orient symbolise — à défaut de l’incarner… — la sagesse et la tolérance. « C’est une vieille idée européenne que la sagesse est ailleurs, en Chine, en Perse ou chez les Hurons, explique Jacques Julliard. Une idée qui remonte au XVIIIe siècle. » Pas étonnant que tant d’entre nous aillent aujourd’hui à la rencontre des chamans, des soufis, du tao ou du zen, censés être plus authentiques, plus accessibles aussi, que notre propre tradition, que la révolution rationaliste avait rejetée dans les ténèbres de l’obscurantisme.

Désormais, loin des dogmes collectifs et des vérités enseignées, chacun est libre de tracer sa Voie en puisant à son gré dans l’infini éventail des traditions du monde. « Le “Livre des sagesses” qui vient de paraître chez Bayard est un événement historique, n’hésite pas à déclarer le philosophe Michel Lacroix, qui étudie les sensibilités collectives actuelles. Notre civilisation fait la somme des patrimoines spirituels de l’humanité, comme à la Renaissance ! » Frédéric Lenoir, codirecteur du livre, voit dans cette charnière de notre siècle l’aboutissement d’un processus déclenché en effet à la Renaissance, et qui a vu l’émancipation progressive de l’individu par rapport aux normes : « L’autonomie du sujet pousse au découplage complet de la religion et de la sagesse. La première est collective, nous n’en voulons plus. La seconde, qui s’expérimente dans le vécu, le ressenti, le tangible, l’efficace, est au contraire très moderne. »

Emblème de cette sagesse instinctive du corps, le yoga est cette discipline très codifiée, issue de l’hindouisme, qui s’est solidement implantée chez nous depuis deux générations. Mais en s’adaptant, en s’occidentalisant. « En Inde, explique Ysé Tardan-Masquelier (2), historienne des religions, la relation maître-disciple est à la base de tout travail. Mais pour nous, enfants de Freud et de Nietzsche, qui refusons les relations de dépendance, un prof de yoga n’est pas un gourou. Nous avons gagné notre autonomie spirituelle. » L’École française de Yoga qu’elle dirige a formé 2 000 élèves diplômés depuis sa fondation en 1967. On avance parfois le chiffre considérable de 8 000 professeurs de yoga en France. Pas étonnant que des notions aussi ésotériques que chakras, kundalini ou corps subtil envahissent notre vocabulaire et notre vision de l’organisme. « Aujourd’hui, on a accès à tout le savoir sur le yoga, estime Ysé Masquelier. Il y a moins de touristes, plus de travail en profondeur. On peut s’en servir comme un moyen de mise à distance du monde. Ou bien on peut en faire une plate-forme d’énergie pour aller vers le monde. » Et parfois, c’est l’un puis l’autre, le repli sur soi débouchant sur l’ouverture aux autres.

Nous sommes un champ ouvert où on peut tout essayer, créer un art de vivre propre, faire de sa vie une œuvre d’art

Le bouddhisme offre le même choix. Des dizaines de futurs lamas s’enferment pour des retraites de « 3 ans 3 mois 3 jours » dans les temples que les ordres tibétains construisent en France. Certains resteront ermites à vie. Le plus grand nombre s’emploie activement à acclimater en Europe la doctrine de l’Éveillé. Pour les 15 000 Français convertis, le bouddhisme est une nouvelle foi. Pour les cinq millions qui s’en disent « proches », c’est une sagesse qui leur apporte une inspiration, une réflexion, une part de vérité, peut-être.

Muriel Merigout, 34 ans, thérapeute, se dit « bouddhiste par choix ; mais je suis restée chrétienne, se dépêche-t-elle d’ajouter. Pour moi, Jésus est un bodhisattva qui aide les gens. » Longtemps, elle a étudié le bouddhisme auprès de son maître, un lama Nyingmapa, comme une réalité extérieure qu’elle tentait d’intégrer. Et puis, lors d’un voyage au Laos, elle croise le chemin de brigands armés et frôle la mort. Avec une balle dans le dos, elle agit dans un état second et réussit à se sauver et à protéger ses amis. « Depuis cette expérience, la plus forte et la plus belle de ma vie, le bouddhisme est devenu une chose que je pratique, vis et respire. » De cette « ouverture du cœur » à sa récente vocation de thérapeute, c’est la même question qui se pose : comment répondre à la souffrance ? Muriel y répond avec les gestes doux du shiatsu et du reiki, méthodes manuelles dérivées de la conception chinoise des méridiens. La douceur n’a pas de bornes. Comme il importe d’effacer les tensions du corps, il est indispensable aussi de « sourire aux caissières » et à tous ceux qui sont derrière un guichet, ces trucs « séparatifs et violents ». Petite recette de sagesse dans un monde de brutes.

« Nous sommes un champ ouvert où on peut tout essayer, créer un art de vivre propre, faire de sa vie une œuvre d’art », s’enthousiasme Frédéric Lenoir. Mais à cette aune, tout le monde est-il égal ? Pour quelques purs génies de la réalisation de soi, combien de laborieux artisans du métier d’être soi ? « Non, il n’y a pas d’aspects mineurs dans cette entreprise : bien manger, bien dormir, être bien dans sa peau, des besoins du corps le plus concret aux aspirations les plus éthérées de l’intériorité, tout est bon à qui cherche la transformation. Nietzsche disait : la sagesse, c’est savoir comment boire son thé. »

Notez que Nietzsche parle du thé. Pas du café, ni du vin. Le thé de Nietzsche indique l’origine que nous donnons instinctivement à la sagesse : l’Asie. Mais pour les quêteurs de salut, ce n’est pas l’Asie qui compte, c’est les outils qu’elle nous propose. Le bonheur mode d’emploi, pour cadres stressés et bobos pressés. « Ils y cherchent une voie de sortie aux impasses de la modernité : psychologiques, écologiques ou professionnelles, explique Anne Garrigue, qui prépare un essai, “Besoin d’Asie” (3). La passion pour l’Asie n’est pas le moteur de cette quête, elle peut en être la résultante. »

Un peu de spiritualité éloigne de ses racines, beaucoup y ramène

Pour Martine Leherpeur, « tendanceuse » en vogue, l’Asie était depuis longtemps un terrain connu : cela fait vingt ans qu’elle œuvre pour des marques japonaises. Comment est-il devenu un « horizon de sagesse » ? Il a fallu, il y a cinq ans, l’épreuve d’un terrible cancer qui l’a laissée mutilée dans son corps. Mais aussi transfigurée, rayonnante, et pour tout dire heureuse. « J’étais une sportive énervée qui courait plus vite que son ombre. Grâce à la maladie, j’ai compris la valeur de la patience, de la tolérance, d’un certain sourire, le sourire du Bouddha. » Aujourd’hui, passionnée par le Tibet, elle va dans l’Himalaya faire de la marche tout en lisant saint Augustin, et en pratiquant le yoga dans son entreprise. Et comme la quête demande du temps, elle songe à confier sa boîte au personnel pour aller séjourner dans un temple tibétain. Puis vivre dans un monastère catholique pour s’initier à la sagesse chrétienne. Bref, « faire le chemin d’Alexandre à l’envers ».

L’itinéraire est moins singulier qu’il y paraît. Un peu de spiritualité éloigne de ses racines, beaucoup y ramène. La Voie est un boomerang. Ils sont nombreux, les voyageurs partis sur la route de Katmandou, qui au bout du chemin redécouvrent qui la kabbale, qui Thérèse d’Avila, Raymond Lulle ou Maître Eckhart. « Les années 1990 ont été l’âge d’or des livres bouddhistes, explique Jean-Louis Schlegel, le “Monsieur Religion” du Seuil. Dans la collection Points sagesse, Shogyam Trungpa s’est vendu à 70 000 exemplaires, Walpola Rahula à 95 000. » Aujourd’hui, dalaï-lama mis à part, la bouddhamania semble s’essouffler, au profit de textes de la tradition chrétienne comme « les Récits du pèlerin », vendus à 100 000 exemplaires. Est-ce un hasard si ce classique de l’Église orthodoxe préconise l’exercice de la « petite philocalie du cœur », c’est-à-dire la répétition indéfinie du nom du Christ, comme dans les mantras orientaux. Où l’on découvre que l’Asie et l’Europe ne se tournent pas forcément le dos.

« Il se passe quelque chose de sociologiquement très important, affirme Jean Mouttapa (4), le patron de la plus importante collection de spiritualités, celle d’Albin Michel, c’est un immense intérêt pour la spiritualité, qui reste pourtant médiatiquement invisible. » Ses livres ne figurent jamais sur la liste des best-sellers, mais son chiffre d’affaires progresse de 15-18 % pour 2002. Sur les 500 000 exemplaires vendus annuellement, nombreux sont les « long-sellers », rarement signalés par la critique, qui finissent par atteindre, sur la durée, des tirages considérables. C’est le cas d’Annick de Souzenelle (5), psychothérapeute et orthodoxe. Ainsi que du moine dominicain Anselm Grün (6). Deux auteurs emblématiques de ce « nouveau style de spiritualité » qui n’hésite plus à se référer à la fois aux lectures hébraïques, aux Pères de l’Église, et aux conceptions jungiennes sur la psychologie des profondeurs…

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C’est donc aujourd’hui au tour de la spiritualité chrétienne de se frotter aux courants psy. Il y a quarante ans, la contre-culture américaine opérait, sous l’invocation de Jung, une hybridation sauvage de la psychologie occidentale et des mystiques orientales. Et accouchait d’un vaste mouvement baptisé « Développement personnel ». Le DP, comme on l’appelle, n’est pas une des innombrables modes qui pullulent sur le psychomarché américain, mais leur matrice commune. Il dérive du Mouvement du Potentiel humain, né au sein du prestigieux institut Esalen, en Californie. Son ambition, prométhéenne, consiste à offrir à la personne un développement total : actualisation complète du moi, dépassement des habitudes culturelles et communication élargie avec les autres et la nature. Pour Abraham Maslow, père de la psychologie humaniste, nous n’avons pas seulement besoin d’être aimés, reconnus, respectés — tous besoins de base dont le déficit provoque la névrose. Nous avons aussi un besoin psychique supérieur : le besoin de développement, qu’il appelle parfois « besoin d’accomplir sa destinée, d’être créatif » et auquel il n’hésite pas à assigner l’ambition métaphysique ultime : la réalisation de l’Être. Il ne suffit plus de soigner sa névrose, il faut oser l’intensité nietzschéenne, l’accomplissement, la plénitude. Né dans les années hippies, cet enseignement est aujourd’hui furieusement tendance.

« C’est l’idéal capital vissé au cœur du psychisme actuel, constate le philosophe Michel Lacroix, auteur d’une passionnante étude (7) sur ce thème. La notion centrale du “potentiel” — cognitif, relationnel, mystique — à développer est un puissant moteur pour notre époque. » D’où le sidérant succès des nombreuses techniques dérivées du DP : pensée positive, PNL, coaching, analyse transactionnelle, Gestalt-thérapie, relaxation… Monopolisant le marché des formations d’entreprise, le DP s’étend au nouveau marché du mieux-être qui explose dans les salons : « Médecines douces », « Rentrez zen », « Vivre autrement ». Il bouleverse le paysage éditorial, où les ventes d’ouvrages de psycho grand public ont augmenté de 45 % en 2002 ! Il contribue au succès du mensuel « Psychologies » de Jean-Louis Servan-Schreiber, qui tire à plus de 200 000 exemplaires. Y a-t-il une sagesse dans tout ça ? « Certainement, répond Michel Lacroix. Et même de la plus haute eau spéculative. Mais à manier avec précaution : on est toujours au bord de la manipulation sectaire. »

Pour résumer, c’est le « Connais-toi toi-même » de Socrate, boosté par le « Deviens ce que tu es » de Nietzsche, tendant à la béatitude de Spinoza, dans la maîtrise de soi du samouraï. Où est le hic, docteur ? « Si le but, c’est Prométhée, la surhumanité nietzschéenne, raisonne Michel Lacroix, il est à craindre qu’il n’y ait que peu d’élus. » Le rêve du Moi total promet autant de désenchantement que l’utopie collective. Quid de tous ceux qui ne réaliseront pas « l’homme illimité » en germe dans leur potentiel ? S’ils survivent à leur vol d’Icare, ils pourront toujours cultiver leur jardin.

(1) « Exercices spirituels et philosophie antique » (Albin Michel).
(2) « Le Yoga » (Plon-Mame).
(3) À paraître chez Philippe Picquier.
(4) « Religions en dialogue » (Albin Michel).
(5) 120 000 exemplaires pour son « Symbolisme du corps humain ».
(6) « Chacun cherche son ange », « Petit Traité de spiritualité au quotidien », vendus à 30 000 exemplaires chacun.
(7) « Le Développement personnel » (Flammarion).


Parution Le Nouvel Observateur 28 novembre 2002 — N° 1986 / Dessins de Wozniak