C’est un scandale du sang contaminé à l’échelle de la Chine. La plus grande « erreur médicale » de tous les temps. Pendant des années, des millions de paysans pauvres, acculés à vendre leur sang pour subsister ont alimenté un gigantesque marché qui a abouti à transmettre le sida non seulement aux receveurs, mais… aux donneurs eux-mêmes. Dans les profondeurs du Henan épicentre de l’épidémie, Ursula Gauthier a enquêté sur cette affaire d’État que les autorités chinoises ont voulu étouffer

MORTEL BUSINESS

Cette photo a été prise en 2001 dans une région du Henan fermée aux journalistes. Une famille de Donghu village contaminé à 80 %, enterre ses premiers morts

Cette photo a été prise en 2001 dans une région du Henan fermée aux journalistes. Une famille de Donghu, village contaminé à 80 %, enterre ses premiers morts

C’était il y a trois semaines. Ce soir-là, plus que tous les soirs, Rong Tiekui grelottait de fièvre. « Ça fait un an et demi qu’il a de la température dès que la nuit tombe, explique sa femme, Lu Hongzi, solide paysanne de 33 ans au visage placide. Mais là, il allait vraiment mal. Alors je l’ai emmené au district, à un quart d’heure du village ». À l’hôpital du Peuple de Suixian, on regarde soupçonneu­sement ces bouseux venus de Dongguan. Dongguan la pestiférée. « Ils tournaient autour de nous en posant des tas de questions. J’ai fini par l’avouer, qu’il était séropositif », soupire Lu Hongzi. Panique des blouses blanches : « Vous avez le Sida ! Sortez immédiatement, il y a des malades ici. Et ne revenez pas ».

Le « mal étrange »

Dans le district de Suixian, poussiéreuse sous-préfecture de la province du Henan, le mal court. Des paysans malades comme Rong, on ne les compte plus. Face à cette marée irrésistible, les responsables – administratifs, policiers, sanitaires – n’ont qu’un obsession: rester à l’écart du désastre. Fuir à tout prix leurs responsabilités et les risques de contamination. Comme Lu Hongzi réclamait tout de même des médicaments, quelqu’un lui a laissé sur un coin de table une ordonnance pour des injections d’antibiotiques. Lu et Rong sont ressortis dans la nuit chercher une pharmacie ouverte. Et comme il n’y avait vraiment aucune aide à espérer de quiconque, c’est elle-même, avec ses gros doigts de paysanne, qui lui a fait l’intraveineuse. « Sur le dos de la main, en m’y prenant à dix fois », dit-elle en se mordant les lèvres.

Les mains de Rong Tiekui sont piquetées de chapelets de taches noires. 31 ans, fin, le teint clair, le regard intelligent, il porte un veston gris par-dessus trois pulls – « pour ne pas attraper froid ». D’un ton égal, sans colère ni pathos, il décrit ses symptômes : les maux de tête lancinants, la fatigue qui lui coupe les jambes, la perte d’appétit, la diarrhée ininterrompue… Il a perdu 5 kilos en quelques mois. Il ne peut plus avaler de boisson froide. Mais le pire, c’est cette fièvre qui le saisit chaque soir, à la tombée de la nuit. Grelottant et trempé de sueur, Rong Tiekui se met au lit et attend l’aube. Avec espoir et avec angoisse. Au matin, si tout va bien, la fièvre tombera. Encore quelques jours à vivre. Sinon, si la mauvaise compagne de ses nuits refuse de s’évanouir à la première lueur du jour, il saura que sa fin est proche.

Presque tout le monde a vendu son sang.
Moi aussi je l’ai fait

À Dongguan, quand la fièvre s’installe, on est fauché en quelques semaines, ou en quelques jours. Ici, on ne connaît pas la cachexie, les longues rémissions, l’amaigrissement progressif qui pour nous sont synonymes de sida. On meurt foudroyé par une méningite, une pneumonie, la tuberculose, une hépatite aiguë. Ou une combinaison de tout cela. « En une année, vingt personnes ont été emportées de cette façon. Et cinq autres depuis le nouvel an chinois, en février 2002. Des jeunes, des mères, des adultes… » Et si Rong fouille sa mémoire, oui, plusieurs décès ces dernières années, ont été précédés des mêmes symptômes. Peut-être une cinquantaine en tout, sur les 800 habitants que compte le village. Et aujourd’hui, combien sont-ils à être malades ? « Ici, presque tout le monde va mal, plus ou moins, répond la solide Lu Hongzi. Presque tout le monde a vendu son sang. Moi aussi je l’ai fait. J’ai tout le temps mal au crâne. Mais ça va, je tiens le coup. Le plus malade du village maintenant, dit-elle en réprimant un soupir, c’est mon mari. » Le prochain sur la liste…

Jusqu’à il y a quelques mois, l’ombre qui planait sur le village et hantait les nuits de Rong Tiekui n’avait pas de nom. On l’appelait « la fièvre sans nom », « le mal étrange ». On savait que les villages voisins étaient aussi touchés. Les malades allaient d’hôpital en hôpital, et achetaient très cher des médicaments qui n’avaient aucun effet. Même les médecins de Zhengzhou, la capitale provinciale, étaient dépassés. Et puis, début 2001, les journaux se sont mis à parler de Wenlou, dans une autre région du Henan, qui se mourait du même mal. Sur les gros titres du quotidien provincial, on appelait Wenlou « le village du sida ». Le sida ? Très peu de gens en avaient entendu parler. Rong Tiekui croyait que le sida était une maladie d’Occidentaux, ou de riches décadents : des gens sans morale, qui vont dans les bars, ont les moyens de se droguer, d’aller aux putes, ou de fréquenter des étrangers. C’est ce qu’écrivait « Le Quotidien du Peuple »…

Mais les paysans du Henan sont pauvres. Sujets à tant de maux qui frappent les défavorisés – la tuberculose, la malnutrition, le vieillissement prématuré – comment ont-ils pu attirer sur leur tête cette « malédiction de nantis » ? Ils cultivent du maïs, des oignons et des melons sur la rive sud du Fleuve Jaune. Ils vivent dans des maisons de brique crue, au sol de terre battue, s’éclairent avec une ampoule de 40 watts, se chauffent avec un poêle à charbon et vont chercher l’eau à la pompe. Le Fleuve Jaune coule à 40 mètres au-dessus du niveau des champs, dans un lit surélevé au fil des siècles par le limon qu’il charrie. Tous les dix ans, en moyenne, une crue dévaste les campagnes, défonce les chemins, emporte des maisons. La dernière, en 1998, a tué des milliers de personnes. Il faut tout reconstruire. Sans jamais cesser d’assurer, à coups de taxes abusives, la subsistance d’une nuée de cadres locaux censés « encadrer » les paysans. Comment les paysans ont-ils donc pu croiser le chemin du VIH, jusque là cantonné dans les provinces frontalières, le littoral en plein boom et les mégacités de la Chine néo-capitaliste ?

L’or rouge du Henan

La réponse tient en un mot – le sang. Et un mot d’ordre : « Enrichissez-vous ! ». Le sang, c’était l’or rouge du Henan. Le slogan sanctifiait toutes les dérives. En 1992, un nouveau directeur est nommé à la tête du bureau provincial de la Santé publique. Il s’appelle Liu Quanxi, et il est décidé à exploiter le filon. Deng Xiaoping ne martelait-il pas à tout va : « Faites fortune, c’est légitime, c’est même notre unique voie de salut. Il faut que certains s’enrichissent pour que la masse suive » ? Loin de tout, dépourvu de ressources natu­relles et d’infrastructures industrielles, le Henan, plaidait l’entreprenant directeur de la Santé, n’avait qu’un capital : ses 90 millions d’habitants, ruraux à 85 %. Et une ressource : le sang. Le sang pur des paysans pouvait rapporter des millions de yuans, attirer des investisseurs, créer des usines, amorcer le développement, tout en arrondissant le revenu des ménages.

La Chine souffre d’un manque chronique de sang. Le don volontaire ne couvre que 7 % de ses besoins. L’interdiction d’utiliser le sang rétribué pour les transfusions ne date que de 1998 et elle est toujours lettre morte. Chaque entreprise est désormais tenue de fournir son quota de « donneurs volontaires ». Les employés sont désignés à tour de rôle, mais en pratique ils sont remplacés, moyennant quelques dizaines d’euros, par des travailleurs migrants « loués » par la direction : les mêmes miséreux qui, dans les campagnes, vendaient leur sang aux centres de collecte locaux.

Les Chinois attachent une importance quasi superstitieuse à leur fluide vital, conçu comme suprêmement précieux et limité. Jadis, les bourreaux vendaient à prix d’or le sang des condamnés décapités à de riches malades qui le buvaient afin de « nourrir leur vitalité ». Aujourd’hui, dans les hôpitaux, les transfusions sont prescrites si libéralement que le Ministère de la Santé vient de publier une liste restreinte d’indications. Injonction qui n’aura que peu d’effet, car les établissements sanitaires, désormais responsables de leur propre financement, ne peuvent renoncer aisément à cette source de revenus. Les malades, qui croient toujours aux vertus quasi magiques du sang, en redemandent.

Les bien portants ne sont pas en reste : aux dopants traditionnels comme le ginseng ou la gelée royale, les Chinois ont ajouté les produits dérivés du sang – albumine, gammaglobuline, concentré de plaquettes… Ils en consomment couramment, souvent en automédication, comme on prend des vitamines pour traiter une fatigue passagère. Produits de luxe, tout de même : la dose de 10 g d’albumine se vend 400 yuans (55 euros) sur le marché chinois.

C’est en 1993, peu après l’arrivée de Liu Quanxi à la tête du Bureau de la Santé du Henan, que le ministère de la Santé a autorisé l’exportation de ces dérivés – ils rapportent chaque année 220 millions de dollars. Le créneau était donc en or. La province du Henan s’y est engouffrée avec beaucoup d’enthousiasme et fort peu de précautions. Aujourd’hui que les langues se délient, que les articles dénonciateurs se multiplient dans la presse chinoise et surtout sur le web, on apprend que Liu Quanxi a été, tout au long des années 90, le grand manitou du Henan. Le comité provincial du Parti communiste lui laisse carte blanche. Il fonde un « bureau de la Réforme », un « bureau du Développement », une « station centrale de Collecte du Sang », une « compagnie de Produits biologiques »… Des laboratoires pharmaceutiques de Shanghai, de Wuhan ou de Tianjin deviennent ses meilleurs clients. Ses centres de collecte bourgeonnent, multiplient les mailles du réseau, s’installent dans tous les chefs-lieux et envoient même des équipes itinérantes écumer les villages reculés.

Plus que du sang entier, ce que recherchent les laboratoires, c’est le plasma, ce liquide jaunâtre riche en protéines dans lequel baignent les cellules sanguines. Congelé, le plasma frais est utilisé dans le traitement des hémorragies graves. Mais il est surtout la matière première à partir duquel les labos fabriquent ces fameux dérivés « énergétiques » dont raffolent les Chinois.

Démente et criminelle ingéniosité

Comment recueille-t-on le plasma ? On peut, en laboratoire, le séparer à partir du sang entier. On peut aussi l’extraire sur place, dans les centres de collecte, grâce à une centrifugeuse, puis réinjecter au donneur le résidu, c’est à dire essentiellement les globules rouges. Ce procédé s’appelle la plasmaphérèse. Avantage : on peut en extraire plus à chaque prise, et le plasma se reformant très rapidement, les dons peuvent se multiplier. Inconvénient : la plasmaphérèse est une technique complexe qui rend la stérilisation des équipements plus difficile. Et augmente donc les risques de contamination.

Au Henan, la plasmaphérèse est devenue le mode principal de collecte du sang. Tout le monde s’y est mis : les hôpitaux, les bureaux communaux de prévention des épidémies, les centres de protection maternelle et infantile. Et aussi des casernes, des mines de charbon, des usines, et même des conseils municipaux et communaux. La province comptait 280 banques du sang « officielles » et un nombre plus important encore de centres dits « privés », fondés par des cadres qui avaient « plongé dans la mer du business », ou par leur entourage.

Selon les informations publiées sur internet, Liu Quanxi en personne possédait en sous-main six de ces centres. En tout état de cause, sans l’accord au moins tacite des autorités sanitaires, aucune entreprise de cette nature ne pouvait opérer. Il n’y en avait pas dans l’insignifiant village de Dongguan. Mais à Suixian, distant seulement de 3 kilomètres, l’hôpital du district et le bureau d’épidémiologie ont chacun ouvert une banque du sang qui délivrait à ses « donneurs » un livret recouvert de plastique rouge portant en couverture la mention : Croix Rouge du Henan. Ce sont ces établissements que Rong Tiekui, Lu Hongzi, leurs parents et amis ont fréquentés en 1995 et 1996. Pour leur malheur.

La collecte du plasma impose une prophylaxie renforcée. Au Henan, les banques de sang ont négligé toutes les procédures de sécurité. De très nombreux témoignages le confirment : le seul test pratiqué sur les paysans était celui du groupe sanguin. La mention « statut HIV », imprimée sur le livret du donneur restait en blanc, alors que chaque prise de sang était dûment inscrite. Les aiguilles, les tubes et les machines étaient réutilisés sans stérilisation.

Mais il y a pire. Afin d’augmenter le rendement des centrifugeuses, les centres avaient bricolé un système original – et meurtrier : plusieurs donneurs du même groupe sanguin étaient reliés simultané­ment à la même centrifugeuse qui, après avoir écrémé le plasma, leur réinjectait une fraction du mélange résiduel. Il suffisait d’un seul porteur pour contaminer instantanément tous les autres donneurs (en moyenne, un pool comprenait 6 à 12 personnes). Démentielle ingéniosité, qui a eu pour résultat de distribuer à tout le monde les germes de chacun.

C’est ainsi qu’on a vu apparaître en Chine un mode de contami­nation totalement inédit : de donneur à donneur. Avec le virus du VIH, d’autres affections contagieuses ont été disséminées, comme les hépatites B et C, la syphilis, les encéphalites virales, etc. Toutes maladies qui accélèrent l’apparition du sida chez les personnes infectées et réduisent la durée de leur survie.

Les « seigneurs du sang »

Atroce ironie, ce procédé rassurait les paysans à qui on expliquait qu’on ne prélevait que la partie la moins précieuse de leur sang. Ce qui, ajouté aux 50 yuans (7 euros) qu’ils recevaient pour 400 millilitres, les poussait à multiplier les prises – et par conséquent les risques de contamination. Six prises par mois permettaient de doubler le revenu familial moyen. Comment résister à un tel pactole ? Pendant des années, les banques de sang ont été littéralement prises d’assaut. Des businessmen d’un nouveau genre, appelés « chefs du sang », travaillant pour le compte des patrons d’officines, les « seigneurs du sang », organisaient des brigades de plusieurs dizaines de « volontaires », qu’ils faisaient tourner dans les réseaux de collecte du Henan, moyennant commission. Pour un prix supérieur, ils emmenaient leur cheptel dans les provinces voisines, et jusque dans le lointain Xinjiang, qui offrait quatre fois le tarif national. Le village de Wenlou, par qui le scandale est arrivé, était parmi ceux qui fournissaient régulièrement la piétaille de cette misérable armée.

Donner son sang est un acte glorieux et patriotique
qui peut sauver des vies tout en permettant
de gagner de l’argent

Ceux qui avaient résisté aux arguments trébuchants, la propagande s’en chargeait. « On a vu à la télévision le secrétaire du Parti du district vanter le don du sang sur la chaîne locale, se souvient Rong Tiekui. Il disait : « Donner son sang est un acte glorieux et patriotique qui peut sauver des vies tout en permettant de gagner de l’argent. » Il assurait que c’était sans conséquence pour la santé. Comment aurait-on pu imaginer que c’était dangereux ? » C’est ainsi qu’à Dongguan comme dans de nombreux villages, la moitié des familles ont « donné ». Comme Rong et sa femme, leurs frères et soeurs, leurs parents… Dans les familles de donneurs, tout le monde donnait : hommes, femmes, enfants de plus de 16 ans, et même vieillards. On allait en famille faire la queue à l’hôpital.

Combien de personnes ont-elles circulé dans ces circuits délétères ? A ce joue, aucune étude épidémiologique n’a à ce jour été menée par les autorités sanitaires. Pour les experts indépendants, dans la seule province du Henan, le chiffre des donneurs s’élève à plusieurs millions, et le nombre de personnes contaminées à au moins 1 million. Le système a fonctionné à plein régime pendant cinq ans, de 1992 à 1997. En 1996, les premiers cas de contamination par transfusion sont signalés à Pékin, semant le trouble au sommet de l’Etat : le sang prélevé sur des douzaines de donneurs séropositifs, dont beaucoup venaient du Henan, était destiné aux hôpitaux de la nomenklatura ! L’incident est gardé secret, mais on édicte une nouvelle réglementation de la collecte, beaucoup plus stricte. De nombreux centres sont fermés, dont les deux qui opéraient près de Dongguan. Mais ailleurs des officines à peine plus « sûres » ont continué leur business, sans rien changer à leurs méthodes. C’est encore le cas aujourd’hui, reconnaît le ministre de la Santé, malgré l’interdiction définitive, en 1998, de la vente de sang destiné aux transfusions.

Jusqu’au milieu des années 90, tout le monde croyait sincèrement que la population des donneurs du Henan était « saine ». De là à négliger les précautions d’hygiène élémentaire, il n’y avait qu’un pas. Mais à partir de 1995, les sonnettes d’alarme commencent à retentir. Et ce qui jusque-là pouvait être imputé à un mélange d’ignorance, d’incurie et de précipitation, tourne à l’exploitation cynique d’une entreprise criminelle. Alerté par des médecins de la base, Zeng Yi, un éminent membre de l’Académie des Sciences, se rend au Henan. Il expose les dangers de la situation, demande la fermeture des centres, propose l’aide de l’État. Refus du bureau provincial de la Santé. On apprend aujourd’hui qu’à la suite de ces remontrances, une enquête épidémiologique a été menée en 1996 par les services provinciaux. Les résultats sont hallucinants : jusqu’à 84 % de contaminés dans la population du secteur de Shangqiu où est situé le village de Dongguan. Ils déclenchent un débat orageux au sein du comité du Parti – et la mise en minorité des partisans de la transparence. Le système de collecte continue désormais en roue libre, s’alimentant de plus belle auprès de donneurs qu’il sait contaminés.

Le long combat pour la vérité

Commence alors le long combat pour la vérité. Une poignée de médecins et de journalistes locaux bravent le tout-puissant Liu Quanxi. Une gynécologue à la retraite, le docteur Gao Yaojie, (voir encadré), découvre par hasard le désastre. Armée de courage et de dépliants qu’elle imprime à ses frais, elle mène la seule campagne de prévention de la province – « une cuillerée d’eau pour éteindre l’incendie », dit-elle. Des articles évoquent son action, et par ce biais comment à dévoiler le drame. Liu Quanxi muselle la presse locale, fait muter les journalistes. Ceux-ci se rabattent sur les provinces voisines. En janvier 2000, paraît dans un quotidien sichuanais le premier reportage sur le village de Wenlou. Signé Zhang Jicheng, journaliste scientifique du plus grand quotidien du Henan, il décrit la mort programmée du village, cite les résultats terrifiants de tests effectués secrètement par des spécialistes venus de Wuhan, ainsi que les dénégations des autorités sanitaires. La réaction de ces dernières ne se fait pas attendre : Zhang Jicheng est mis à pied, contraint à une subir une « rééducation idéologique » et finalement licencié.

Mais la tragédie des donneurs empoisonnés est sortie du black-out. Les grands journaux régionaux s’emparent de Wenlou, qui devient la vitrine du scandale. Et déjà, il apparaît que le Henan n’est pas un cas isolé. Sa « réussite » a donné des idées à plusieurs provinces qui ont suivi son exemple, avec quelques années de décalage. Un indice parmi des dizaines : le « Quotidien de la Santé », organe officiel du ministère, rapporte en mars 2000 la saisie de tonnes de plasma au Shanxi. 64 poches sont testées, toutes se révèlent infectées par le HIV et l’hépatite B. En juin, l’Agence China News donne la parole à l’académicien Zeng Yi, celui-là même qui n’avait pas réussi en 1995 à se faire entendre au Henan : « Si des mesures effectives ne sont pas prises d’urgence, la Chine comptera le plus grand nombre de séropositifs au monde, et le sida deviendra un désastre national ».

Il faut même remercier le patron qui a accepté d’employer l’enfant d’une famille de malades

La Chine découvre, abasourdie, une catastrophe créée par l’homme. Mises au pied du mur, les autorités cessent de nier la réalité de l’épidémie et annoncent un plan quinquennal de lutte contre le sida. Le vice-ministre de la Santé se rend en délégation à Wenlou. Dans la foulée, en novembre 2001, la première conférence nationale sur le sida s’ouvre en grande pompe à Pékin.

Mais au Henan, le calvaire des victimes anonymes continue. Rares sont les familles qui ne comptent qu’un seul membre contaminé, mais dès qu’un seul tombe malade, toutes les économies de la famille sont englouties en traitements aussi ruineux qu’inefficaces. Depuis la réforme économique, la sécurité sociale n’existe plus dans les campagnes. Quant à indemniser les victimes de cette gigantesque « erreur médicale », il n’en est évidemment pas question. Alors, comme il faut bien acheter les médicaments, continuer à payer les taxes, que les adultes, souvent, ne sont plus en état de travailler, on vend la télévision, on rogne sur la nourriture, et on se résigne à retirer les enfants de l’école…

Rong Tiekui fait passer avant tout les études des siens, mais il se prive de poisson, d’œufs et même de thé, et il songe à résilier son abonnement au téléphone (18 yuans, 2,5 euros par mois). Sa voisine, Xu Guifang, 36 ans, a trois enfants. Elle s’endette pour que les petits restent à l’école. Le grand, 14 ans, travaille dans un restaurant sur la grand route, il commence à 6 heures du matin et termine à 20 heures. Pour tout salaire, ses trois repas quotidiens… « Il faut remercier le patron qui a accepté d’employer l’enfant d’une famille de malades », soupire Xu Guifang.

Nous avons demandé des médicaments au Bureau de la santé, ils nous ont répété qu’ils ne sont pas responsables, qu’ils n’ont pas d’argent.
Alors on n’y va plus. À quoi ça sert ?

Dans une maison misérable de Dongguan, Rong Tiekui et ses amis racontent l’abandon où ils sont tombés. « Nous avons demandé des médicaments aux gens du bureau de la Santé. Ils nous ont répété qu’ils ne sont pas responsables, qu’ils n’ont pas d’argent. Alors on n’y va plus. À quoi ça sert ? Pour la fête du Pintemps, nous sommes allés réclamer de l’aide au siège du district, ils ont distribué deux sacs de farine par famille… » Réunis en grand secret, ils chuchotent leurs malheurs. Tout reporter surpris à enquêter dans les villages sinistrés se voit emmener au poste de police et confisquer ses notes et pellicules. Les malades, eux, ont interdiction de parler aux journalistes, sous peine d’être jetés en prison.

On ne demande qu’une seule chose : des médicaments efficaces. Pour vivre quelques années de plus

Effrayés, la plupart des paysans obéissent. Mais ils sont de plus en plus nombreux à oser braver les ordres. Tous les amis de Rong Tiekui ont tenu à nous donner leurs noms, et à être photographiés. D’autres villageois ont eu l’audace inouïe de se rendre à Pékin à l’occasion de la Conférence nationale. Parfois, des incidents plus violents éclatent. En novembre 2001, quand une équipe de télévision chinoise est interceptée par la police à Dongguan, les villageois vont protester en nombre devant le siège du district. Zhao Yong, 39 ans, l’air d’en avoir 50, faisait partie des manifestants. Sa femme est morte l’an dernier. Il explique : « Il faut qu’ils assument leurs responsabilités. La moindre des choses est qu’ils nous donnent des médicaments efficaces. Pour vivre quelques années de plus ».

À Donggang, Lu Hongzi et Rong Tiekui sont séropositifs, comme tous les adultes de leur famille. La maladie les a ruinés.

À Donggang, Lu Hongzi et Rong Tiekui sont séropositifs, comme tous les adultes de leur famille.
La maladie les a ruinés.

Mais des médicaments efficaces, il n’y en a pas. La trithérapie, quasi inexistante en Chine, est de toute façon hors de portée : elle représente 30 fois le revenu moyen d’un ménage de paysans. Dans le meilleur des cas, on prescrit des plantes médicinales censées renforcer l’immunité. Admise de fraîche date à l’OMC, la Chine veut jouer les bons élèves : plutôt que de fabriquer des médicaments génériques, comme l’ont fait le Brésil ou l’Inde, elle a choisi de faire baisser les prix en négociant avec les laboratoires qui produisent des antirétrovirus. « Mais ces négociations sont très longues ! fulmine un militant de la cause des malades. Que de scrupules pour un pays qui viole allègrement tous les brevets et pratique la contrefaçon à grande échelle ! »

Et si des victimes veulent aller devant les tribunaux, nous sommes prêts à les assister

Un peu partout dans le monde, des associations de malades ont pu peser sur les choix sanitaires. Pas en Chine. Wan Yanhai, 45 ans, était chercheur à l’Institut national de Santé publique. Comme il militait trop ouvertement pour les droits des homosexuels, il a perdu son travail. Titulaire d’une bourse américaine, il se bat désormais pour les droits élémentaires des victimes du sang contaminé. « Ils ne peuvent pas s’associer pour défendre leurs intérêts. Aucune organisation de la société civile n’est possible ici. Je cherche donc à créer des liens entre les malades et ceux qui, dans les provinces ou à Pékin, ont du pouvoir. Sans ce bouclier, les militants sur le terrain sont en danger d’être tués, ou de disparaître ».

Au Henan, les auteurs du crime tiennent toutes les manettes. Les responsables sanitaires qui dirigeaient les banques du sang proches de Dongguan « ont été promus », selon les villageois. Loin d’être inquiété, Liu Quanxi est toujours le directeur provincial du bureau de la Santé. « Ce qui laisse penser qu’il a des connexions au sommet de l’appareil, à Pékin même, accuse un activiste, malgré toutes les critiques qu’on entend en privé ». Pékin ne veut pas, ou ne peut pas, nettoyer les écuries d’Augias.

Wan Yanhai a fondé un « groupe », Projet-action-aizhi (un jeu de mots sur « sida » en chinois), qui propose des aides de toute nature aux victimes : par exemple, les mettre en rapport avec des hôpitaux qui cherchent des volontaires pour expérimenter leurs médicaments. « Et si des victimes veulent aller devant les tribunaux, nous sommes prêts à les assister ». Jusqu’ici, personne n’a osé… En attendant, le groupe fait du lobbying pour que la Chine produise ses propres médicaments génériques, et les mettre gratuitement à la disposition des malades. « Les gens savent qu’ils ont droit à une compensation. Si les pouvoirs publics hésitent trop, ils vont avoir droit à de graves troubles ».

Avant-goût des complications possibles, en janvier de cette année, des désespérés venus du Henan ont semé la panique en piquant au hasard, avec des seringues contaminées, des passants à Tianjin et à Pékin. Les coupables ont été vite arrêtés. Afin de calmer les esprits, les médias ont parlé de seringues remplies d’encre rouge. En fait, il semble bien que certains malades, n’ayant plus rien à perdre, aient réellement conçu ces attaques kamikazes.

« Ces gens-là, dit Rong Tiekui, réprobateur, rien ne les retient, ils ne doivent pas avoir d’enfants ». Lui et sa femme vivent dans la hantise de mourir avant que leur fils, 6 ans et leur fille, 9 ans, n’aient atteint 15 ans, « l’âge de se débrouiller tous seuls ». C’est la grande plainte des victimes de Dongguan, la plus douloureuse : « Que deviendront-ils quand nous ne serons plus là ? ». Dans cette famille, les parents, les oncles et tantes, les grands-parents, tout le monde est contaminé. L’avenir a les couleurs du cauchemar. S’ils ne trouvent pas une solution, leurs enfants seront condamnés à la mendicité. Rong Tiekui et sa femme sont allés au bureau des Affaires civiles, supplier qu’on trouve une famille d’accueil. Ils sont prêts à donner, de leur vivant, leurs enfants à l’adoption. On leur a répondu qu’ils avaient dépassé l’âge réglementaire.

Gao Yaojie

La bonne âme du Henan

« Je ne peux pas vous voir, je ne peux pas même vous parler au téléphone, on m’a interdit tout contact avec les journalistes. » Celle qui s’excuse ainsi avant de raccrocher est une héroïne nationale dont l’histoire s’étale dans les grands journaux. Mais à Zhengzhou, capitale du Henan, où elle vit, la police surveille ses faits et gestes et écoute son téléphone. 75 ans, petite et frêle, le docteur Gao Yaojie, gynécologue, est la Mère Courage des paysans malades du Henan. En 1996, l’agonie d’une jeune femme contaminée par une transfusion lui ouvre les yeux : le sida n’était donc pas confiné à quelques « groupuscules à risque ». Il fallait d’urgence que quelqu’un commence le travail de prévention

Mme Gao Yaojie (à droite) avec un paysan séropositif

Mme Gao Yaojie (à droite) avec un paysan séropositif

Raclant ses économies, enrôlant ses amies, Gao Yaojie imprime des dépliants et va les distribuer dans les gares, les dispensaires, les centres de planning familial, les boîtes de nuit. Et découvre peu à peu la terrifiante extension du fléau qu’aucune information, aucune prévention ne tente d’endiguer. Les paysans continuent de vendre leur sang en ignorant tout des risques qu’ils courent. Les mourants, eux, manquent de tout. Gao Yaojie ajoute donc des anti-infectieux à ses distributions de livrets d’information. Et multiplie les interviews où elle dénonce le business des « seigneurs du sang ».

Jusque-là indifférents à son action, les cadres locaux réagissent avec hostilité et lui interdisent l’accès des villages sinistrés. Les autorités provinciales ont beau la traiter de menteuse, l’accuser de salir l’image du Henan, elle continue sa croisade. En 2001, le prix Jonathan Mann (1) lui est décerné par le Conseil mondial de la Santé. Mais les autorités sanitaires de la province refusent de lui délivrer un passeport pour aller à Washington recevoir cette distinction, au motif qu’elle « travaille pour des organisations antichinoises ».

L’émotion suscitée dans la communauté internationale par son absence à cette cérémonie n’est pas étrangère à la reconnaissance officielle par la Chine de l’épidémie de sida qui sévit chez elle. Depuis, les menaces de mort ont cessé. Pas la surveillance policière. Mme Gao voudrait maintenant trouver une solution pour les enfants des victimes, créer des lieux d’accueil dans les villages. La tâche est écrasante. « Mais si je constituais un groupe, on m’accuserait d’activités anti-Parti… » Gao Yaojie est condamnée à se battre seule.

(1) Du nom du fondateur du programme sida de l’Organisation mondiale de la Santé.

 

Quand L’ONUsida sonne l’alarme

Carte onu sida en cchine

En juin 2001, le ministre chinois de la Santé fait sensation en avouant le chiffre de 600 000 séropositifs. Un an plus tôt, il n’en reconnaissait que… 22 517 ! « Mais on attend toujours les campagnes d’information et les mesures de prévention qui s’imposent », déclare un responsable d’ONG. Aussi louable soit-elle, cette soudaine transparence reste d’ailleurs bien timide. Des experts chinois indépendants affirment qu’en réalité le nombre de séropositifs s’élève déjà à 6 millions : dix fois les chiffres officiels. Les épidémiologistes de l’ONUsida les estiment à au moins 1,5 million. Mais ces calculs sont fondés sur les données — très partielles et biaisées — fournies par les agences chinoises. L’ampleur de la contamination au Henan est niée, ainsi que celle qui est liée à la prostitution. Mais déjà des épidémies graves sont signalées dans sept provinces. 20 millions de personnes seront touchées en 2010, prévient Peter Piot, de l’ONUsida (voir encadré dessous).

« Cela fait dix ans que nous crions au feu, explique Alain Wang, conseiller technique depuis 1992 pour une ONG française en Chine. Mais les autorités chinoises se sont entêtées dans les méthodes de propagande classique et ont voulu croire qu’il suffisait de durcir le discours sur le sexe et la drogue pour faire œuvre de prévention ! » Le degré d’ignorance de la population est dramatique. Plus de la moitié des personnes interrogées par le journal « Guangming » en 2001 craignent les piqûres de moustique, une baignoire ou des baguettes sales, mais pas le partage des seringues. 45 % des personnes entre 20 et 64 ans ne croient pas que les préservatifs peuvent protéger contre la transmission du VIH. Résultat : les toxicomanes ignorent les dangers des seringues partagées. Les prostituées, qu’on estime à 20 millions, n’utilisent pas le préservatif. Quant aux injections médicales, d’après une étude publiée par le ministère de la Santé en 2000, seulement un tiers d’entre elles sont faites dans des conditions de sécurité satisfaisantes ! Ajoutez à cela l’énorme foyer d’infection créé pendant les années 90 dans les provinces centrales par les pratiques démentielles de collecte du sang : la situation est mûre pour une gigantesque pandémie.

Au milieu des années 80, quand le VIH est entré en Chine par le Triangle d’or, à la frontière birmane, le sida ne touchait « que » de rares toxicomanes. Avec le boom du trafic d’héroïne, il a connu sa première expansion. Transportée par voie terrestre, la drogue a semé toxicomanie et VIH le long de ses routes. Dix ans plus tard, l’héroïne croise la prostitution. C’est au centre du pays que se concentrent tous les vecteurs de contamination, dans ce « trou noir » d’où la maladie est en train d’exploser dans toutes les directions. Sous le titre « Défis titanesques », le rapport 2001 de l’ONUsida sonne le tocsin : « Nous assistons à l’explosion d’une épidémie aux proportions inconcevables, qui exige une réaction urgente, mais reste à ce jour sans réponse. »

Une interview de Peter Piot (1), directeur d’ONUsida

peter-piot« Il faut punir les coupables »

Nouvel Observateur. Que sait-on de l’étendue du scandale du sang contaminé en Chine ?

Peter Piot. Peu de choses, parce que personne n’a la permission de faire des enquêtes. Mais elle est à coup sûr très grave. En novembre dernier, je suis allé dans la province du Shaanxi, à Wenxi précisément, où des paysans très pauvres ont été contaminés par le même mécanisme qu’au Henan. J’y ai rencontré une douzaine de victimes. Cela prouve que leur nombre est beaucoup plus élevé qu’on ne le dit, et que le problème n’est pas circonscrit au Henan. Cette visite n’a pas été facile à organiser. J’avais l’accord du gouvernement, mais les autorités locales ont refusé que des journalistes m’accompagnent, elles m’ont empêché de prendre des photos. Ce qui donne une idée de leur degré d’autonomie.

N.O. Les activistes chinois accusent le pouvoir central de s’abriter derrière les provinces. Et ils accusent l’ONUSida de ne pas agir sur le gouvernement.

Peter Piot. Qui peut agir sur le gouvernement chinois ? Pas même les États-Unis ! En dernier, nous avons tout de même obtenu une conférence nationale qui s’est tenue en novembre 2001, des émissions à la télévision, la fin du black-out. Plus de transparence, ça peut forcer le gouvernement à agir. Mais c’est vrai que toute la difficulté pour nous, c’est de dénoncer tout en maintenant le contact, sans quoi on ne peut pas travailler.

N.O. Les pratiques dangereuses de collecte continuent-elles ?

Peter Piot. On m’assure qu’elles ont cessé. Peut-on le croire ? Franchement, c’est impossible de le savoir tant que les enquêtes sont interdites.

N.O. Que demandez-vous au gouvernement chinois ?

Peter Piot. Deux choses. D’abord un contrôle très sévère du commerce du sang. Ils ont voté un grand budget pour la sécurité transfusionnelle, mais ça prendra du temps. Or il faut agir sans délai dans ces régions. Et deuxièmement, nous demandons d’urgence l’accès aux soins pour les personnes infectées.

N.O. Où en est-on à cet égard ?

Peter Piot. Nous avons mis les autorités en rapport avec les laboratoires qui produisent les antirétroviraux. Sans grand résultat à ce jour, je le crains. La Chine a pourtant des moyens, je ne dis pas de payer tous les produits, mais elle possède une infrastructure qui lui permet de soigner les victimes. Elle a l’intention de demander l’aide du Fonds mondial pour le Sida.

Mais je crois qu’elle doit sans attendre mettre en place des structures, et fournir des antirétroviraux, au moins dans les villes. Et d’ici la fin de l’année, les rendre accessibles partout. L’État est clairement responsable. Comme en France il y a dix ans, sauf que ça touche beaucoup plus de gens et que ça a duré plus longtemps. L’État doit fournir un effort massif, parce que les victimes ne le peuvent absolument pas. Les gens que j’ai vus au Shanxi sont si pauvres qu’ils ne peuvent pas même payer le traitement des infections opportunistes.

N.O. Ne faudrait-il pas commencer par faire la transparence sur les chiffres ?

Peter Piot. Oui, c’est nécessaire. Ne serait-ce que pour connaître l’ampleur des dégâts. Nous aidons les Chinois à organiser ce qu’on appelle la surveillance épidémiologique. Malheureusement, ils la confondent avec la surveillance policière… Mais au-delà des chiffres, ma conviction, c’est qu’il faut un procès. Comme en France. Il faut punir les coupables.

N.O. Vous pensez que ce gouvernement peut le faire ?

Peter Piot. Ils le font bien pour des affaires de corruption. Mais c’est évidemment une décision politique. À mon sens, elle n’a pas été prise.

N.O. Que faites-vous pour aider les activistes comme le Dr Gao Yaojie ?

Peter Piot. Je parle d’elle à mes interlocuteurs. Ils me vantent son travail. Ce sont des réponses dilatoires. La vérité, c’est que sans l’accord des autorités provinciales, on ne peut rien faire. C’est pourquoi je demande constamment au gouvernement de faire pression sur les provinces.

N.O. Comment expliquez-vous le blocage qu’opposent les provinces ?

Peter Piot. D’abord, la Chine est un pays beaucoup plus décentralisé qu’on ne le croit. On peut penser aussi que certaines autorités locales sont impliquées dans le scandale. On n’en a pas la preuve, mais à voir cette réticence… Et puis, ils ont peur de donner une mauvaise image, qui ferait fuir les investisseurs étrangers. C’est ce qu’on m’a dit au Shanxi. J’ai essayé de leur expliquer qu’aujourd’hui, rien ne reste caché, et qu’une action énergique est plus à même d’inspirer confiance… En Chine, malheureusement, la tradition de vouloir tout contrôler reste très forte.

(1) Peter Piot, professeur de médecine, dirige le programme commun des Nations unies de lutte contre le sida depuis sa fondation en 1995.

Propos recueillis par Ursula Gauthier

Parution Le Nouvel Observateur 11 avril 2002 – N° 1953