Ermite vivant dans une grotte perchée à 4 500 mètres d’altitude dans le Tibet chinois, il incarne la tradition millénaire des maîtres du « feu intérieur ».

yogi tibétain

En fait, je m’efforce de ne pas quitter l’état méditatif, même quand je mange ou je marche

Jyayung Badi ne compte pas les heures qu’il consacre à la méditation, assis en solitaire dans sa minuscule grotte creusée à flanc de montagne, ou en compagnie de nonnes et de fidèles réunis dans la chapelle qu’il a construite au pied de son ermitage. « Je ne suis pas de ceux qui égrènent leur chapelet à chaque rituel accompli, précise-t-il avec un sourire. En fait, je m’efforce de ne pas quitter l’état méditatif, même quand je mange ou je marche. Même maintenant que je suis en train de vous parler ».

Badi noue ses cheveux en chignon sur le sommet du crâne et vit loin de la société, comme avant lui tous les yogis tibétains, dont le plus célèbre est le poète et ascète du XIe siècle Milarepa. Pas d’électricité, pas d’eau ni de chauffage dans cette grotte perchée à 4500 mètres d’altitude, à deux bonnes heures de marche de Zelenku, un village reculé du district tibétain de Yushu, province du Qinghai.

Il faut remonter le lit plein de cailloux d’un torrent réduit à un filet d’eau gelée, et quand toute trace de chemin a disparu, attaquer une pente quasi à la verticale, en sautant de rocher en rocher dans l’air raréfié qui donne le tournis. Là-haut, le froid polaire s’immisce sous les vêtements les plus épais, mais le saint homme, lui, retire sa veste pour s’asseoir. Les maîtres tibétains sont célèbres pour une forme particulière de méditation appelée tummo – « feu intérieur » en tibétain – qui permet au corps de produire assez de chaleur pour faire fondre la neige autour du méditant. Serait-il un maître du tummo ?

Depuis 16 ou 17 ans que je médite, j’ai gagné une excellente santé et perdu toute envie
de luxe ou de confort

La question fait rire le saint homme. « Depuis 16 ou 17 ans que je médite, j’ai gagné une excellente santé et perdu toute envie de luxe ou de confort ». Il a aussi, à force de cultiver ses capacités de conscience, obtenu des « réalisations internes », ainsi que « des rêves prémonitoires », dont il refuse poliment de parler. Mais le plus important est ailleurs : « Je ne me soucie pas de savoir si un bouddha me regarde d’en haut, ou si un fantôme me guette d’en bas. » Une tranquillité d’esprit totale, bien suprême des yogis.

Je ne suis pas un être éveillé capable de vivre n’importe où et d’avancer tout de même sur le chemin de la réalisation spirituelle

À 23 ans, comme beaucoup de jeunes Tibétains, Badi a pris la robe au monastère du coin, de l’école Sakya. Sa formation théologique comportait une initiation à diverses techniques de méditation, précédées de nondro, ou « pratiques préparatoires », composées de milliers de prosternations et de récitations de mantras. Mais au bout de huit ans de vie monacale, il décide de s’en aller. « Je ne suis pas un être éveillé capable de vivre n’importe où et d’avancer tout de même sur le chemin de la réalisation spirituelle », explique-t-il avec modestie. Au monastère, les sollicitations ne manquent pas : la famille, les amis, la vie en communauté elle-même avec sa hiérarchie, ses rituels, ses enjeux de pouvoir. « J’avais besoin de m’isoler, de fournir un autre genre d’effort. Je voulais consacrer ma vie à me libérer des attachements illusoires et à prier pour tous les êtres ».

C’est un support pour la méditation de compassion : à chaque expiration, j’envoie une prière pour le bonheur de toutes les créatures sensibles

La nuit, Badi reste assis sur son siège, jambes pliées, aussi « conscient » que possible jusque dans le sommeil. Dès son réveil à 5 heures du matin, il repart pour « douze, quinze ou vingt heures » de respiration attentive focalisée sur le cœur : « C’est un support pour la méditation de compassion : à chaque expiration, j’envoie une prière pour le bonheur de toutes les créatures sensibles, explique le yogi en faisant le geste de la dispersion. Et à chaque inspiration, j’aspire la souffrance et les péchés de tous les êtres ».

Il prouve que le monde n’est pas qu’une affaire d’argent, d’accumulation ou de pouvoir

La réputation du saint homme s’est propagée dans toute la région. Malgré la difficulté d’accès, chaque jour des villageois montent à la grotte lui apporter des offrandes et obtenir sa bénédiction. Le yogi leur sert de confesseur, de guérisseur, de consolateur, voire d’arbitre. Les semi-nomades illettrés de la vallée ne sont pas les seuls à le révérer. On vient de la ville de Jyekundo, le chef-lieu du district à 70 kilomètres de là, pour avoir une chance de lui parler. « Par sa seule existence, par l’exemple vivant qu’il donne d’une vie sans aucun confort matériel, il change notre regard sur ce qui compte. Il prouve que le monde n’est pas qu’une affaire d’argent, d’accumulation ou de pouvoir, explique un professeur d’anglais. Il fait partie de ces héros chers au cœur des Tibétains, qui maintiennent vivant l’idéal d’une recherche spirituelle plus précieuse que tout ce qui nous préoccupe tous ».

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La méditation, voyez-vous, peut vraiment augmenter la compassion dans le monde. Vrai-ment !

Depuis que Jyayung Badi a quitté le monastère, il n’appartient plus à une école bouddhique en particulier et pratique toutes les méthodes auxquelles il a pu se familiariser grâce aux différents maîtres qu’il a pu croiser. À son tour, il transmet aujourd’hui cet héritage spirituel à des fidèles choisis, qui viennent régulièrement le voir à son ermitage. Hormis ces disciples, Badi a aussi des « élèves laïcs » qui se réunissent une fois par mois dans sa chapelle de la vallée, ou chez l’un d’entre eux, pour apprendre les rudiments de l’art de la conscience. Des groupes qui peuvent atteindre plusieurs dizaines d’assidus. « C’est un phénomène rarissime chez nous, commente le professeur d’anglais. Au Tibet, seuls les religieux méditent d’habitude, les fidèles se contentent de prier, de faire des pèlerinages et de rechercher la bénédiction des saints hommes ».

Pourquoi Jyayong Badi encourage-t-il de simples croyants à sortir de ce comportement habituel ? Réponse pleine de conviction du yogi : « La méditation, voyez-vous, peut vraiment augmenter la compassion dans le monde. Vrai-ment ! On peut vraiment, en projetant des vagues de compassion à travers son cœur, guérir la violence en soi et autour de soi ». Et si l’on s’avise de réagir par une moue dubitative, la réaction fuse : « Vous ne croyez pas ce que je dis ? Essayez, vous verrez. »


Parution Le Nouvel Observateur 22 avril 2010 — N° 2372