En 1968, la province du Guangxi est le théâtre de scènes insoutenables d’anthropophagie. Des actes barbares perpétrés par ferveur révolutionnaire contre les “ennemis” désignés par Mao

couv-maoTout commence le 4 mai 1968. Dans un village du district rural de Wuxuan, province du Guangxi, un homme et une femme sont traînés à une « session de lutte », une mise en accusation publique, accompagnée d’humiliations et de tortures. Dénoncés par la foule pour leurs crimes « contre-révolutionnaires », ils sont abattus d’une balle dans la tête. Ce scénario, très courant depuis la fondation de la République populaire en 1949, connaît un furieux regain avec la Révolution culturelle lancée en 1966. Mais ce qui n’est pas courant, c’est que ce jour-là, la foule se jette sur les corps encore pantelants, les dépèce puis se partage la chair une fois cuite lors d’un « banquet révolutionnaire de viande humaine ». Une des plus terrifiantes innovations de l’ère maoïste vient de naître.

Tout le district de Wuxuan a vent de cet acte inouï, ainsi que de l’absence de réaction des pouvoirs publics. Aucun cadre n’ose intervenir, Mao ne cessant de marteler qu’il faut laisser « les masses prendre les rênes de la Révolution ». Pendant plus de deux mois, un vent de démence va souffler sur le Guangxi. Le cannibalisme révolutionnaire se répand comme une traînée de poudre. Village après village, les « sessions de lutte » se terminent par le sacrifice rituel d’un « indésirable ». Un rapport officiel recensera 291 personnes tuées pour être mangées. Des chercheurs locaux estiment que le chiffre réel serait de 421. Les victimes sont presque toujours des jeunes hommes, parfois des fratries, ou encore un père et ses enfants, même en bas âge. Tous ont le malheur d’appartenir aux « cinq catégories noires » ou aux « rebelles de la petite faction ».

« Session de lutte », vers 1968. Après leur exécution, les victimes étaient parfois dévorées lors de « banquets révolutionnaires ».

« Session de lutte », vers 1968. Après leur exécution, les victimes étaient parfois dévorées lors de « banquets révolutionnaires ».

La foule se partage les restes, après quoi le squelette est rejeté à la rivière

Ces derniers se battent depuis un an contre les « rebelles de la grande faction ». Les deux camps, qui se réclament l’un et l’autre de la « pensée Mao Zedong », sont soutenus par des dirigeants rivaux manipulés au plus haut niveau de l’État. Grâce à leur armement lourd, les miliciens de la grande faction achèvent d’écraser les lycéens du camp opposé le 10 mai, en les exterminant lors d’une ultime bataille rangée à Wuxuan. Mais la grande faction a perdu un dirigeant. L’affront mérite punition. Lors des funérailles du martyr, deux lycéens capturés sont suspendus à un arbre et découpés. Leur chair sera distribuée aux compagnons d’armes du défunt.

Dès lors, une frénésie meurtrière s’abat sur Wuxuan. Des lycéens qui veulent prouver leur fidélité à Mao battent à mort une prof et se partagent sa chair. Jambes entravées, des victimes sont « paradées » dans le marché, avant d’être achevées à coups de bâton ou de couteau. Puis elles sont traînées jusqu’aux berges du fleuve Qian. On prélève le coeur, le foie, le pénis, pièces de choix réservées aux maîtres de la milice ou du comité révolutionnaire.

La foule se partage les restes, après quoi le squelette est rejeté à la rivière. Il n’est pas rare que les victimes soient éventrées et émasculées vivantes.

Comme beaucoup d’autres régions, le Guangxi a été le théâtre de cannibalisme lors de la famine déclenchée par le Grand Bond en avant. En 1968, ce n’est pas la faim qui taraude les foules, mais le désir de prouver sa ferveur révolutionnaire en s’acharnant contre les « ennemis » désignés par Mao.

C’est finalement grâce à un petit fonctionnaire que l’ignoble hystérie prendra fin. Il réussit à faire passer l’information aux autorités à Pékin. Le chef militaire de la région débarque enfin le 20 juillet à Wuxuan.

Sommé par sa hiérarchie de stopper ces excès, il brandit un revolver et menace d’exécuter le comité révolutionnaire au premier cas de cannibalisme. La mode des « banquets de chair humaine » s’évanouit instantanément.

Cette terrible histoire était connue grâce à un journaliste chinois (1) qui avait enquêté dans les années 1980 et avait eu accès à des extraits du rapport secret. Après avoir écumé une trentaine de bibliothèques occidentales, le grand historien de la révolution culturelle Song Yongyi a reconstitué, à partir de dépôts partiels faits par des donateurs anonymes, l’intégralité du rapport diligenté par le Parti vingt ans après les faits, en 1988. Ces 13 000 pages viennent d’être publiées sous forme numérique (2). Song Yongyi veut révéler ces turpitudes secrètes : « Ces atrocités commises au nom de Mao n’ont valu que de légères punitions à quelques sous-fifres, affirme-t-il. Aucun responsable provincial n’a été sanctionné. En publiant ce rapport, je cherche à rendre justice aux victimes oubliées. »

(1) « Stèles rouges », par Zheng Yi, éditions Bleu de Chine, 1999.
(2) En chinois, éditions Mingjing.


Parution L’Obs 18 août 2016 — N° 2702