Pourquoi la grande école française a-t-elle finalement renoncé à recevoir le leader spirituel tibétain lors de sa visite en France ? Les spécialistes dénoncent des « pressions chinoises ». Enquête.

Le rencontrer, ne pas le rencontrer ? Les visites du dalaï-lama sont un casse-tête diplomatique pour les pays hôtes, la Chine protestant de plus en plus bruyamment chaque fois que le leader spirituel des Tibétains est reçu par un haut responsable. C’est sans doute la raison pour laquelle, lors de sa prochaine visite en France du 12 au 18 septembre, Tenzin Gyatso ne serrera pas la main de François Hollande, ni celle de son « grand ami » Jean-Marc Ayrault.

Ce que l’on sait moins, c’est que les remontrances chinoises ne pèsent pas seulement sur les dirigeants politiques. Pékin voit d’un mauvais œil la popularité du dalaï-lama auprès du grand public et cherche par tous les moyens à la contrer, n’hésitant pas à exercer des pressions plus ou moins discrètes afin de « décourager » l’organisation de telle ou telle manifestation prévue au programme de ses déplacements.

Est-ce une mésaventure de ce genre qui est à l’origine de l’annulation soudaine et tardive de la conférence prévue à Sciences Po le 13 septembre prochain ? Les tractations commencent en mars dernier – sous la bénédiction de Robert Badinter. Ravi du succès de sa leçon inaugurale de 2015, l’ancien garde des Sceaux suggère en effet à Sciences Po de confier celle de 2016 au dalaï-lama. Proposition acceptée avec enthousiasme, dans un premier temps. Les aspects pratiques sont fixés et la nouvelle rendue publique. Début juillet, l’AFP mentionne la conférence de Sciences Po en tête des interventions prévues au programme de la visite du dalaï-lama en France.

Et puis, fin juillet, Sciences Po annule la conférence, discrètement et sans donner de raison. Que s’est-il passé ?

Ce que veulent les Chinois, c’est au bout du compte que nous nous autocensurions, sur le modèle de ce qui est déjà la règle à l’intérieur de leur pays

Une simple question de redondance ?

Interrogée par « l’Obs », la direction de Sciences Po justifie sa décision par un simple « problème de redondance ». Un responsable qui demande à ne pas être nommé affirme : « Le dalaï-lama était pressenti pour inaugurer le programme Emouna que nous lançons la semaine prochaine, une nouvelle formation interreligieuse destinée à une trentaine de ministres du culte. Nous étions très contents de valoriser ainsi notre nouveau programme et nous l’avons même tweeté le 5 juillet. Or, le même type d’événement est programmé au Collège des Bernardins auquel nos trente candidats d’Emouna sont d’ailleurs invités. »

Pas d’annulation donc, aux yeux de Sciences Po, plutôt un « remplacement », un simple arrangement pratique concernant une trentaine d’auditeurs. La direction affirme n’avoir jamais envisagé de confier la leçon inaugurale 2016 au dalaï-lama, ni d’avoir programmé une conférence devant un public beaucoup plus large d’étudiants. Selon elle, les discussions ont porté sur un seul thème : le dialogue interreligieux. À la question : « Y a-t-il eu des pressions de la part de l’ambassade de Chine ? », la réponse est « Non ».

Ces affirmations soulèvent d’emblée des interrogations. Vu la notoriété planétaire du conférencier et la concurrence acharnée que se livrent les plus grandes universités du monde pour le recevoir, on imagine mal que le premier établissement français à avoir décroché un de ses célèbres « public talks » ait décidé, après cinq mois de préparation, d’annuler l’événement à cause d’un contenu redondant. Il est de notoriété publique que le dalaï-lama s’exprime sur une foule de sujets brûlants, et Sciences Po n’avait que l’embarras du choix pour suggérer un thème différent de celui du dialogue interreligieux organisé par le Collège des Bernardins.

Il est évident que Sciences Po a cédé aux pressions chinoises, et c’est une triste première pour une université de son rang

Des pressions très courantes

Pourquoi avoir renoncé à un tel événement ? De source sûre, les représentants tibétains ont été reçus fin mars pour une réunion avec l’état-major de Sciences Po au cours de laquelle une foule de détails ont été réglés : la date de la conférence (le 13 septembre au matin), le lieu (l’amphithéâtre principal de 550 places), la durée (deux heures), le mode de retransmission (web en direct). Il est convenu que le président de Sciences Po, Frédéric Mion, ouvrirait la session, et envisagé que Robert Badinter fasse une brève allocution. Le dalaï-lama devait parler 30 minutes et consacrer le reste de la séance au dialogue avec les étudiants. Il était même prévu qu’après la conférence Sciences Po invite le dalaï-lama et sa suite à déjeuner.

Restait à préciser le titre exact de la conférence et l’identité du modérateur. La délégation tibétaine avait détaillé le programme des autres interventions à Paris – y compris celle prévue au Collège des Bernardins – et proposé à Sciences Po de choisir un thème parmi ceux qui sont chers au Prix Nobel de la Paix – démocratie, droits de l’homme, harmonie entre les religions, responsabilité universelle, valeurs humaines.

C’est dans les semaines suivantes que l’enthousiasme de Sciences Po commence à vaciller. Fin mai, la direction suggère innocemment le programme Emouna comme cadre de la rencontre, sans en préciser les limitations. Les Tibétains mettent deux mois à comprendre que Sciences Po a fait en douce une croix sur la grande conférence devant 550 étudiants, et l’a remplacée par une simple causerie avec une trentaine de ministres du culte inscrits à un programme de formation de 18 jours. Finalement, même ce modeste dialogue est annulé, au prétexte qu’il fait doublon avec celui prévu le lendemain au Collège des Bernardins. Et c’est ainsi que l’établissement qui se veut le plus brillant de France passe à côté de ce qui aurait dû être une première prestigieuse.

« C’est un grand succès pour la Chine, commente Robbie Barnett, directeur du programme d’études tibétaines modernes à l’université Columbia. Il est évident que Sciences Po a cédé aux pressions chinoises, et c’est une triste première pour une université de son rang. »

Le tibétologue affirme que les interventions publiques du dalaï-lama dans les établissements les plus célèbres du monde – de Harvard à Cambridge en passant par les grandes facs japonaises ou indiennes – font systématiquement l’objet de manœuvres diverses de la part des diplomates chinois visant à faire annuler l’événement, ou à tout le moins à réduire sa visibilité.

« Ces pressions peuvent prendre plusieurs formes, explique Barnett : des conversations “amicales”, des mises en garde plus agressives, voire des lettres comminatoires menaçant d’arrêter la coopération avec la Chine. Il n’existe aucune université aujourd’hui qui n’ait créé de liens avec des établissements chinois. Mais je ne connais pas de grande université qui ait cédé à ce chantage. Pour ne parler que de Paris, le dalaï-lama doit faire une conférence aux Langues’O, et malgré les pressions, Langues’O a tenu bon. »

« Un cercle vicieux »

Selon les informations de « L’Obs », la direction de l’Inalco a en effet reçu par deux fois la visite de diplomates chinois qui n’ont pas fait mystère de leur mécontentement. Le portier de l’établissement a lui aussi remarqué que l’affiche annonçant la conférence du 14 septembre suscitait l’irritation de Chinois, qui s’empressaient de la prendre en photo d’un air contrarié. Malgré ses importants programmes de collaboration avec une multitude d’universités chinoises, Langues’O maintient la conférence prévue devant un public de 200 personnes. « Nous sommes historiquement les premiers au monde à avoir créé un enseignement de la langue tibétaine, avec Saint-Pétersbourg. Chez nous, le tibétain a commencé en 1842, à peu près en même temps que le chinois, explique la tibétologue Françoise Robin. La présence du dalaï-lama, qui abordera les questions culturelles tibétaines devant nos étudiants, est à nos yeux parfaitement justifiée ».

« Ne nous y trompons pas, explique Robbie Barnett. Ce que veulent les Chinois, c’est au bout du compte que nous nous autocensurions, sur le modèle de ce qui est déjà la règle à l’intérieur de leur pays. Quand nous cédons à leur pression, nous leur montrons que nous sommes prêts à céder encore plus. Et immanquablement, ils augmentent le niveau de leurs exigences et de leurs pressions, un cercle vicieux qui rend la résistance de plus en plus difficile. »

Pour le tibétologue de Columbia, cette surenchère constante des exigences est un classique du mode de négociation de Pékin. La seule solution raisonnable est de tenir tête.

La leçon vaut évidemment – et avant tout – pour les politiques. De retour en France cinq ans après sa précédente visite, le dalaï-lama suscite toujours autant d’enthousiasme. 8 000 personnes assisteront à ses interventions publiques à Strasbourg. Mais aucun élu français de premier plan n’a accepté de le rencontrer.


Parution site de L’Obs le 11 septembre 2016