On les appelle « fangmin » : les « pétitionnaires ». Victimes de l’arbitraire de potentats locaux, ils ont usé du droit que la Constitution reconnaît à tout citoyen de se plaindre auprès des autorités. Mais la protestation est une spirale infernale…

Rencontre avec ces héros anonymes qui ont tout perdu et continuent de se battre

Une femme, maintenue par les forces de l’ordre, proteste lors de la démolition de bâtiments à Changchun en juin 2010

Une femme, maintenue par les forces de l’ordre, proteste lors de la démolition de bâtiments à Changchun en juin 2010

On dirait des réfugiés d’une catastrophe naturelle, n’est-ce pas ?

Qu’il pleuve ou qu’il vente, Nizi et ses amis se retrouvent chaque samedi près de la gare du Sud à Pékin pour faire une tournée dans ce qu’ils appellent les « trous » – passages souterrains, « grottes » sous les ponts routiers, cahutes fabriquées avec des matériaux de démolition… Ces lieux improbables abritent une foule de pauvres bougres, dépenaillés, hagards, perdus dans la métropole. Nizi leur distribue du pain, parfois des vêtements ou des couvertures fournis par la Charité du Soleil, un groupe d’internautes bénévoles. « On dirait des réfugiés d’une catastrophe naturelle, n’est-ce pas ? Mais c’est plutôt une catastrophe sociale : ce sont tous des “pétitionnaires”, qui ont subi des abus très graves et qui sont venus à Pékin dans l’espoir d’obtenir réparation, explique Nizi. Le pire, c’est que la protestation est une spirale infernale qui les enfonce encore plus dans l’injustice et la souffrance. Mais ils ont un courage incroyable, presque inhumain. »

fangmin-2On appelle fangmin – « pétitionnaires » – les grands brûlés du malheur social dont la Chine, toute à sa marche triomphale vers la gloire et la richesse, veut oublier l’existence. En théorie, la Constitution reconnaît à tout citoyen qui s’estime lésé le droit de se plaindre auprès de bureaux de « lettres et visites » créés à tous les niveaux de la gigantesque administration d’État. Le hic, c’est que les fonctionnaires chargés de traiter les plaintes sont ceux-là mêmes qui ont commis les abus. Comme ils contrôlent également la police et les tribunaux locaux, les victimes n’ont d’autre issue que de « pétitionner » auprès d’échelons de plus en plus élevés, jusqu’à échouer sur les trottoirs glacés de Pékin.

La quête peut durer des années, consumer toutes les ressources de la famille, déchirer les couples, entraîner les enfants dans la tourmente. Elle finit invariablement par un échec. Une étude menée par le sociologue Yu Jianrong montre que seuls 0,2 % des dossiers aboutissent à une solution. Dans tous les autres cas, les fangmin devront affronter des bureaucrates méprisants, indifférents, excédés ou simplement impuissants. Les statistiques officielles estiment à un million le nombre de pétitions déposées chaque année. Les chiffres réels, incluant tous ceux qui n’ont pas réussi à enregistrer leur demande, seraient très supérieurs.

Des êtres détruits aux yeux morts

Nizi a découvert l’univers navrant des fangmin quand elle a dû elle aussi recourir à la pétition, aucun tribunal n’ayant accepté de se pencher sur son dossier. « Mais j’ai plus de chance que ces gens, explique-t-elle. Je n’ai perdu que de l’argent, investi dans des actions qui ont fait l’objet d’un délit d’initié caractérisé. » Quand les pauvres gens tombent dans les griffes des puissants, les conséquences sont autrement plus lourdes. Chaque histoire de fangmin jette une lumière saisissante sur l’arbitraire et la brutalité des potentats locaux. Il y a la foule véritablement innombrable – de loin la majorité – des paysans dépouillés de leurs terres et qui se voient offrir des indemnisations sous-évaluées, parfois à peine le dixième de la valeur réelle des biens.

Il y a la catégorie des emmerdeurs, ceux qui osent dénoncer les grosses magouilles des petits chefs.

Guo Youdi est une femme de 38 ans qui a jadis participé activement à une protestation collective des ouvriers de son usine quand elle a été bradée à un gros bonnet local. Licenciée, elle a continué à manifester. Ses ennemis se sont alors vengés : sa maison a été incendiée, sa boutique confisquée, sa fille de 9 ans a subi un « accident » suspect. Elle-même a été arrêtée quatre fois et a fait deux ans de prison sans jugement. À sa libération, on lui a signifié que, si elle continuait à s’agiter, elle aurait droit cette fois à trois ans de camp de rééducation. « De toute façon, ils détruisent tout ce que j’entreprends. Par ailleurs, je n’ai pas jeté l’éponge, explique avec énergie Guo Youdi. J’ai donc dû quitter le village et je vis loin de ma famille depuis des années. »

Chaque jour, je hurle et je pleure. Tout ce que je demande, c’est la justice

Il y a les victimes de dysfonctionnements ou d’erreurs niées. Comme Xu Guangfa, paysan d’un village proche de Luoyang, dont le bébé a été transfusé dans un grand hôpital. Onze ans plus tard, le sida est diagnostiqué et l’enfant succombe. L’hôpital refuse de reconnaître toute responsabilité. Xu Guangfa part alors pétitionner à Pékin. La Cour populaire suprême lui donne raison. Il n’en sera pas moins arrêté, battu, condamné à un an de camp de travail. Aujourd’hui, sa femme est malade, sa fille perturbée et il croule sous les dettes contractées pour payer les soins de son fils. « Chaque jour, je hurle et je pleure, écrit Xu Guangfa dans sa pétition pleine de fautes. Tout ce que je demande, c’est la justice. »

Dans les « trous » de Pékin, on croise des êtres détruits aux yeux morts, comme cette femme sans âge qui montre silencieusement les photos mille fois photocopiées d’une enfant dont le corps a été supplicié et l’âme écrasée. L’enfant est morte il y a des années, mais la mère tente chaque jour de déposer une plainte contre les assassins qui n’ont jamais été inquiétés. Peu importent les rebuffades, les coups, la prison parfois, sa vie ne tient plus qu’à ce fil ténu.

Depuis 2003, la situation des fangmin s’est encore aggravée. Cette année-là pourtant, les « prisons pour migrants et vagabonds », où étaient détenues sur simple décision de police les personnes sans permis de résidence, ont été abolies. Censée mettre fin aux abus, cette mesure s’est en fait retournée contre les pétitionnaires. Car, inquiet de l’afflux croissant des mécontents, le gouvernement a exigé des autorités locales qu’elles règlent leurs problèmes sur place, en amont. Un système à points a même été créé pour récompenser – ou sanctionner – les fonctionnaires en exercice du nombre de plaignants « montés » à Pékin. Il n’en fallait pas plus pour que les cadres locaux se sentent encouragés à bloquer toute velléité de contestation dans leurs fiefs. Quant aux fangmin qui réussissent malgré tout à passer entre les mailles du filet, ils sont systématiquement pourchassés et ramenés manu militari, non sans avoir été copieusement rudoyés.

Au début, moi aussi je voulais toucher les dirigeants pour qu’ils punissent les pourris qui m’ont tout pris. Et puis j’ai compris que c’est partout pareil

La besogne, devenue désormais une industrie, est souvent confiée par les localités à des bandes de voyous qui écument les lieux de rassemblement des fangmin, repèrent et enlèvent leur gibier. Depuis l’abolition des centres de détention pour vagabondage, une myriade de prisons illégales, les « prisons noires », ont fait leur apparition. Au mieux des hôtels miteux, au pis des hangars, des dépôts, des salles d’hôpitaux ou même des morgues, ce sont des lieux de non-droit où les captifs, parfois accompagnés d’un jeune enfant, doivent subir violence, saleté, promiscuité, privation de nourriture, d’eau, de sommeil…

Beaucoup de ces lieux sont publiquement connus. Mais les autorités laissent courir, malgré le scandale récent d’une étudiante violée par ses geôliers. Quant aux flics de base, ils y trouvent un intérêt puissant. Les localités paient en effet une somme non négligeable (jusqu’à 250 euros) pour l’interception, la détention et le rapatriement de « leurs » plaignants. De quoi arroser les patrons des prisons noires, mais aussi les policiers ou les agents du bureau des plaintes qui renseignent les kidnappeurs.

Hérité de l’époque impériale, et d’un système de plaintes très proche du système actuel de pétitions, le mythe de « mandarin intègre » est profondément enraciné dans la psyché chinoise. Selon cette croyance, plus on monte dans la hiérarchie, moins on trouve de corruption et d’iniquité. Ah ! si Hu Jintao savait, si Wen Jiabao l’apprenait !, soupirent souvent les petites gens confrontés à un abus. « Au début, moi aussi je voulais toucher les dirigeants pour qu’ils punissent les pourris qui m’ont tout pris, explique l’énergique Guo Youdi. Et puis j’ai compris que c’est partout pareil. Mais je ne peux tout de même pas rester les bras croisés ! C’est pourquoi j’ai décidé d’aider, moi aussi, la Charité du Soleil. »

Ça ne sert à rien de demander justice chacun pour soi. Si la justice n’est pas pour tout le monde, ce n’est pas la justice

fangmin-3Comme Nizi ou Guo Youdi, la plupart des bénévoles de la Charité du Soleil sont des fangmin, à commencer par son fondateur, Liu Anjun. Il y a sept ans, il s’est rendu célèbre en menant la révolte de tout un quartier du vieux Pékin promis à la démolition, avec un plan d’indemnisation grossièrement insuffisant. Les promoteurs avaient payé une bande de voyous qui laissèrent Liu Anjun pour mort. Par miracle, il survécut, mais il resta handicapé et atterrit en prison pour trois ans. Il en est ressorti converti au protestantisme et plus combatif que jamais. « J’ai laissé tomber ma pétition, mon dossier, ma cause, affirme-t-il. Ça ne sert à rien de demander justice chacun pour soi. Si la justice n’est pas pour tout le monde, ce n’est pas la justice, c’est une faveur, un privilège ou un hasard. Et on continuera de voir des tas de pauvres fangmin se faire balader et maltraiter. »

Liu Anjun n’est pas un intellectuel, c’est un homme pratique. Quand la vague de froid frappe Pékin en octobre 2009, il poste sur internet un appel à ne pas oublier les pauvres plaignants terrés dans leurs « trous ». C’est la première fois que leur sort est décrit avec précision. Les premiers bénévoles créent un site vivant, avec des photos, des descriptions détaillées des besoins et de l’aide fournie.

Soudain, le milieu des internautes se passionne pour les fangmin. Les dons pleuvent, les bénévoles se pressent dans l’appartement exigu de Liu Anjun, qui devient le QG d’une intense opération de secours. Quinze mille personnes en bénéficieront. La question des fangmin entre enfin dans les préoccupations des « libéraux » pékinois. Des avocats fondent une association de soutien aux pétitionnaires, suivis par un groupe d’étudiants, puis par cinq ou six « Églises domestiques » protestantes. Tous ces groupes se relaient pour faire le tour des « trous ». « Je voulais montrer aux fangmin qu’il y a en Chine des gens capables d’empathie et prêts à aider. Il faut maintenant qu’ils comprennent que le salut ne tombera d’“en haut”. Qu’ils doivent se prendre en charge eux-mêmes. »


Parution Le Nouvel Observateur 23 décembre 2010 — N° 2407