Confrontés à la colère qui monte contre les abus et les injustices, les dirigeants de Pékin semblent conscients de la nécessité de corriger un système que le clientélisme du parti unique a tourné à son profit. La relève politique de 2012 sera-t-elle le temps des remises en cause ?
Il y a vingt ans, la plupart des spécialistes ne donnaient pas cher de la survie du régime de Pékin. Le Parti avait certes sauvé son pouvoir en noyant dans le sang la contestation étudiante, mais l’épreuve l’avait laissé affaibli et isolé. Quelques mois plus tard, les partis frères d’Europe de l’Est puis d’URSS tombaient comme des dominos. Tous les regards étaient fixés sur Pékin – le prochain sur la liste des régimes promis aux poubelles de l’histoire.
Les soviétologues et les pékinologues ont un
grand point commun : leur capacité exceptionnelle
à se gourer
Deux décennies plus tard, c’est au tour des démocraties libérales, crise financière aidant, de se poser des questions existentielles. La Chine, qui n’a rien cédé de ses choix politiques, contemple avec superbe le désarroi du monde. Le séisme de 1989, qui l’avait ébranlée si durement, semble s’être volatilisé des discours et des consciences. Une blague assassine qui circule sur le web résume bien le nouvel état d’esprit : « Les soviétologues et les pékinologues ont un grand point commun : leur capacité exceptionnelle à se gourer. Les premiers n’ont pas vu venir la chute de l’URSS, les seconds voient tous les jours en rêve celle de la Chine. »
Ces jeunes internautes « patriotes » n’ont pas tout à fait tort. Même si beaucoup de pékinologues appartiennent au camp des « optimistes » fascinés par « l’émergence » du nouveau géant et ses signes extérieurs de richesse et de pouvoir, ils ne sont pas les seuls ni les plus influents. Face à eux, les « pessimistes » ne se laissent pas impressionner par les courbes mirifiques des indicateurs économiques. Partisans de la « théorie de l’effondrement », ils se focalisent sur l’aggravation dramatique des inégalités, des conflits et de la désagrégation sociale.
Le doute et l’inquiétude
Pour le sinologue italien Francesco Sisci, ces cassandres négligent un élément capital : au cours des dix à quinze dernières années, la propriété des logements en ville, détenus jusqu’alors par des organismes d’État, a été transférée, quasi gratuitement, à ceux qui les habitaient. Du jour au lendemain, 500 millions de citadins – sur un total de 600 millions – sont devenus des propriétaires. À la campagne, les paysans ont des terres. Au total, l’immense majorité des Chinois, même pauvres, « ont quelque chose à perdre ». Une vérité terre à terre qui explique pourquoi ils ne se soulèvent pas en masse, malgré la colère qui gronde contre la corruption et les injustices.
Les couches modestes ne sont évidemment pas celles qui ont le plus bénéficié des « largesses » du pouvoir. Le PC a accompli une véritable mutation démographique en cooptant systématiquement ses anciens ennemis, les élites (intellectuels et entrepreneurs). Ces derniers représentent aujourd’hui 70 % des communistes encartés, pour 30 % de paysans et ouvriers. En 1980, la proportion était exactement inverse. David Shambaugh raconte comment, après avoir soigneusement analysé les causes de Tiananmen puis celles de l’effondrement de l’URSS, le PC a conclu qu’il ne suffisait pas de réaliser des réformes économiques. Il fallait aussi inviter les élites à la table du festin, histoire d’éviter une révolte qui est potentiellement la plus dangereuse pour le maintien de son pouvoir.
C’est ce pragmatisme et cette flexibilité qui ont, selon Shambaugh, permis au PCC d’éviter le sort de l’URSS. Son « autoritarisme résilient » a induit l’expérimentation d’un modèle inédit de développement : le capitalisme sans démocratie. Reste à savoir si le modèle est viable. « À ce jour, l’expérience est positive, et si le Parti communiste continue de faire preuve de la même capacité à s’adapter, la situation peut durer indéfiniment. »
Le plus alarmant pour le pouvoir, ce serait la
jonction entre cette masse de révoltés et les militants des droits civiques
En Chine même, pourtant, sous le vernis d’autocongratulation obligatoire, le doute et l’inquiétude gagnent les esprits. Pour le sociologue Yu Jianrong, spécialiste des mille et un conflits qui agitent la Chine d’en bas, la stabilité sociale peut être sauvée, à condition de réformer d’urgence le système judiciaire. « Mais les cadres avec lesquels je discute sont beaucoup plus angoissés que moi, admet-il. Pour eux, le système n’est pas réformable, et ils ne croient plus en sa survie. » Ces responsables sont en effet les mieux placés pour mesurer le niveau d’exaspération des couches les plus démunies, confrontées à d’innombrables abus. Ils voient avec inquiétude la grogne s’étendre à des couches sociales a priori plus « favorisées », à mesure que déferle la gigantesque vague d’expropriations décidées par les administrations locales. Pendant que les amis et protégés des petits satrapes profitent de l’aubaine, des millions de paysans et de citadins peu ou pas indemnisés vont grossir les rangs des mécontents et, parmi eux, de plus en plus d’individus éduqués.
« Le plus alarmant pour le pouvoir, ce serait la jonction entre cette masse de révoltés et les militants des droits civiques, affirme l’avocat Teng Biao, lui-même impliqué dans de multiples combats. C’est ce qui explique la sévérité extrême avec laquelle sont punis des avocats ou des militants qui s’investissent “trop” dans certaines causes. » Mais la mainmise du Parti est de plus en plus battue en brèche par l’armée des petits David – internautes qui communiquent via Twitter, groupes militants de convertis au protestantisme… « Oui, nous sommes très minoritaires et totalement désarmés, reconnaît Teng Biao. Mais nous croyons en la force des minorités agissantes. »
La question centrale n’est plus de savoir si le Parti
peut contrôler la société, mais s’il peut se contrôler
lui-même
L’effort pour tenir en laisse une société de plus en plus récalcitrante a un coût. Selon les chiffres officiels, la Chine a dépensé pour le « maintien de la stabilité sociale » – en gros, son appareil de contrôle et de répression – la somme faramineuse de 514 milliards de yuans (55 milliards d’euros), soit presque autant que le budget total de la défense nationale. « Combien de temps les finances tiendront-elles le choc ? », questionne un dissident.
Confronté aux exigences croissantes d’une société de plus en plus sophistiquée et affirmée, Pékin a décidé de réorienter ses investissements vers des secteurs et des services – éducation, santé, logement – qui manquent cruellement aujourd’hui. Les dirigeants semblent conscients de la nécessité de corriger un système que le clientélisme du parti unique a tourné à son profit. « Le problème, explique l’historien Chen Yan, c’est que Pékin a de plus en plus de mal à se faire obéir. Selon une analyse récente, seule la poignée de responsables qui se trouvent au sommet de la hiérarchie – une centaine de personnes – se soucient réellement du bien public, qu’on l’appelle l’intérêt de l’État, de la Nation, ou du Parti. Tous les autres responsables, qui ne croient plus en la pérennité du système, ne pensent qu’à rentabiliser au maximum leur position. »
Selon le politologue Minxin Pei, Pékin est aujourd’hui victime de son succès. La formule choisie après les troubles de 1989 – tout pour éviter que le pouvoir ait à affronter une nouvelle contestation – a trop bien marché : « Le Parti a été tellement protégé de toute interférence extérieure, de toute compétition, de tout défi, que ses membres ont un boulevard devant eux. Aucun obstacle, aucun compte à rendre : ils ont tout naturellement succombé à l’avidité et à la corruption. » Malgré les appels alarmés du pouvoir central contre le « cancer mortel » de la corruption, le mal s’étend et prospère. Il colonise désormais les organes internes de l’appareil d’État – administration, police, justice, etc. –, où les postes et les promotions s’achètent comme dans n’importe quelle république bananière. Aux dernières nouvelles, le phénomène s’est insinué dans les rangs de l’armée, où un grade de sous-officier s’achète pour 500 000 yuans (55 000 euros).
« La question centrale, résume David Shambaugh, n’est plus de savoir si le Parti peut contrôler la société, mais s’il peut se contrôler lui-même. »
2012 : la relève des générations
HU JINTAO (68 ans) En 2012, au terme de dix ans de règne, il quittera ses fonctions à la tête de la République et du Parti. Chef de file des « tuanpai » ou « jeunesses communistes » (un des deux clans qui se partagent le pouvoir au sein du PC), réputé plus sensible que le « clan des Shanghaïens » au sort des plus humbles, il a de fait ébauché la création de services sociaux et aboli les taxes agricoles. Mais cette réforme bien intentionnée a conduit les pouvoirs locaux, en compensation, à multiplier les expropriations abusives de terres.
WEN JIABAO (68 ans) Premier ministre depuis 2002, il doit lui aussi prendre sa retraite en 2012. Technocrate, homme de consensus, il est le premier leader national à manifester son soutien aux victimes de catastrophes ou d’injustices, ce qui lui vaut tantôt le surnom affectueux de « Papy Wen », tantôt une réputation de « comédien ». Il a récemment pris ses distances avec Hu Jintao en se prononçant pour une plus grande liberté de la presse et des réformes politiques. Ses propos ont été censurés dans les médias officiels.
XI JINPING (57 ans) Le futur numéro un chinois doit sa nomination à un compromis entre Hu Jintao et Jiang Zemin, l’ex-numéro un et chef du « clan des Shanghaïens ». Fils d’un compagnon de Mao, ce qui fait de lui un « prince » du régime, Xi est décrit dans un câble révélé par WikiLeaks comme un homme bon, attiré par le bouddhisme, non corrompu, abhorrant le culte du fric. Très ambitieux, il est persuadé que seule une petite élite pourra garantir la stabilité sociale en Chine.
LI KEQIANG (55 ans) Ce protégé de Hu Jintao, membre du clan des « tuanpai », est le successeur désigné de Wen Jiabao et le premier dirigeant de ce niveau à avoir reçu une formation en droit. Très conscient que la plus grande cause de la colère populaire est la corruption des dirigeants locaux. Pour combattre ce fléau, il envisage une « éducation » préventive, qui consisterait à envoyer les futurs cadres rendre visite à ceux qui ont été emprisonnés pour corruption.
Parution Le Nouvel Observateur 23 décembre 2010 — N° 2407