Zhang Lin a survécu à l’explosion du 12 août dernier, qui a fait plus de 120 morts à Tianjin. Elle ne savait pas qu’elle vivait près d’un entrepôt rempli de matières toxiques.

Zhang Lin, rescapée des explosions de Tianjin. Le souffle de l'explosion a fait sortir la baie vitrée de son cadre. (LIU BOWEN)

Zhang Lin, rescapée des explosions de Tianjin. Le souffle de l’explosion a fait sortir la baie vitrée de son cadre. (LIU BOWEN)

Il est 11 heures. L’heure délicieuse où, les tâches ménagères achevées, Zhang Lin, jeune grand-mère de 46 ans, s’allonge avec bonheur dans la chambre qu’elle partage avec ses petits-fils, deux adorables bambins auxquels elle consacre le plus clair de son temps. Comme chaque soir, avant d’éteindre, elle consulte sur son portable les derniers messages de son compte WeChat.

Soudain un boum assourdissant soulève son lit et fait vaciller l’immeuble. Un tremblement de terre ? À peine a-t-elle le temps de se poser la question. Une lumière aveuglante inonde la chambre, suivie d’une seconde explosion, cataclysmique cette fois, qui l’envoie rouler au sol et secoue violemment la tour de 28 étages. Dans un craquement sinistre, les huisseries se bombent vers l’intérieur projetant leur verre pilé à travers la pièce.

« C’est le Japon ! se dit-elle avec effroi. Le Japon a lancé une attaque nucléaire contre nous ! Il faut sauver les enfants ! » Sans même penser à se chausser, elle arrache le bébé du berceau et court vers l’entrée pendant que sa fille saisit l’aîné. Sur le palier, les portes des ascenseurs gisent en travers du couloir, maculées de sang. Une foule échevelée, en pyjamas, dévale dans un tohu-bohu indescriptible l’escalier couvert de verre brisé. Beaucoup sont blessés, du sang coule sur leurs visages et leurs bras.

Quatorze étages plus bas, ils débouchent enfin à l’air libre quand l’aîné des gosses hurle : « Mamie ! le verre, il tombe ! » Ce sont les façades éventrées qui déversent une pluie de cristaux sur le trottoir. Les pieds en sang, les deux femmes courent vers la voiture qui par chance n’a pas été tordue par le souffle. Mais le chaos est tel qu’il leur faudra attendre plusieurs heures pour quitter finalement le parking.

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Prostrée durant trois jours

La double explosion qui a dévasté le secteur portuaire de Tianjin, tué plus de 120 personnes et endommagé 17 000 logements ce 12 août dernier n’était pas une attaque nucléaire, mais un « accident industriel ». Zhang Lin, se remet péniblement du choc. Réfugiée chez un couple d’amis, elle est restée prostrée trois jours, incapable de se laver, de s’habiller, de manger. Elle s’est ressaisie, mais elle continue de sursauter au moindre bruit, a du mal à organiser ses idées, à trouver ses mots, à se concentrer sur ce qu’elle fait ou ce qu’elle dit.

Chaque nuit, le même cauchemar la réveille en sueur : la pluie de vitres éclatées et son petit-fils qui hurle : « Le verre, il tombe… » Sa voix s’étrangle quand elle évoque la catastrophe. « J’étais si heureuse avant ! Ma vie était un vrai paradis. Je vivais dans un super appartement avec ma fille, mon gendre et les deux petits. Et maintenant, ma fille est allée s’installer chez ses beaux-parents et personne ne sait si on pourra récupérer notre maison… »

Comble de malchance, un autre appartement que Mme Zhang avait acheté en prévision de ses vieux jours, plus proche de l’épicentre, est encore plus endommagé.

Jusqu’à cette catastrophe du 12 août, Zhang Lin se considérait comme « une femme extrêmement chanceuse, qui n’avait connu qu’un seul coup dur dans sa vie : le divorce ». Elle vient pourtant d’un village pauvre du Shandong, si déshérité que le riz blanc faisait figure de mets de luxe. Née en 1969 en pleine révolution culturelle, elle ne recevra qu’une éducation sommaire avant de partir travailler dans une ville lointaine. « Chez nous, les filles se mariaient à 14-15 ans. Moi, j’ai décidé à 16 ans de venir ici, à Binhai, où un de mes oncles s’était installé. »

Dans ce grand port en plein boum, la petite villageoise essuie les quolibets racistes des citadins, mais n’a aucune peine à trouver du travail. Ce sont les années 80, Mao est mort et Deng a les coudées franches pour réaliser les réformes économiques qui vont lancer les « Trente glorieuses » à la chinoise et donner à des millions de jeunes paysans une chance de quitter la glèbe.

Une semaine après la catastrophe, des équipes spécialisées ont été déployées dans le périmètre de confinement. (Liu Bowen)

Une semaine après la catastrophe, des équipes spécialisées ont été déployées dans
le périmètre de confinement. (Liu Bowen)

Un premier vrai appartement

Zhang Lin saisit sa chance : elle est vendeuse dans une boutique de quartier, puis ouvrière à la chaîne dans une entreprise à capitaux mixtes. Mais surtout, la « cul-terreuse » est une bosseuse acharnée, qui décroche le titre de « travailleuse modèle » et de sérieuses augmentations. À 20 ans, elle épouse non pas un paysan sans le sou, mais un marin employé dans la prospection pétrolière – un salarié du secteur public, qui a droit à de confortables avantages sociaux, dont un logement gratuit fourni par l’employeur. Après avoir vécu, enfant, dans une masure primitive, puis jeune fille dans un dortoir d’ouvrières au confort spartiate, la voilà enfin installée dans un vrai appartement, sans chichis mais avec cuisine et salle de bain. « C’est là que ma fille a grandi. Et quand le gouvernement a privatisé les logements, nous avons pu acheter le nôtre grâce aux subventions publiques. »

Avec l’appui de son mari, Zhang Lin est recrutée par la compagnie pétrolière. Fini le travail à la chaîne et les trois-huit, elle est désormais employée dans le service des relations humaines. « J’ai vraiment eu beaucoup de chance dans ma vie », soupire-t-elle.

Tout est parfait, hormis le mariage qui bat de l’aile. Les longs mois de prospection pétrolière aidant, le couple finit pas se défaire. Pour Zhang Lin, élevée dans une morale très stricte, le divorce est une honte qu’elle s’efforcera longtemps de cacher. Finalement, le mariage de sa fille et la naissance de ses petits-fils lui permettent de tourner la page.

Elle s’empresse de revendre l’appartement laissé par l’ex-mari, pour investir dans un nouveau, plus grand, plus beau, plus confortable. Un de ces logements ultra modernes, comme on en voit dans les sitcoms et sur les affiches géantes qui bordent les chantiers de construction, avec hall tapissé de marbre, batterie d’ascenseurs, interphone, loggia, climatiseurs, douche à l’italienne et robinets en col de cygne.

Près du site de l'explosion, des immeubles endommagés

Près du site de l’explosion, des immeubles endommagés

Timide projet fracassé

Tianjin a justement décidé de transformer le secteur portuaire, jusque là plein de hangars poussiéreux, en un quartier chic où les buildings de bureaux côtoieront les résidences haut de gamme et les boutiques de luxe. C’est dans un de ces ensembles, baptisé « L’îlot doré », que Zhang Lin trouve l’appartement idéal : 140 mètres carrés, trois chambres à coucher, un centre commercial au pied de l’immeuble, un jardin public à l’arrière, une école réputée à trois pas, et l’air vivifiant de la mer toute proche… Elle est tellement ravie du cadre qu’elle décide même d’acquérir un autre logement, plus petit, dans une résidence voisine en cours de construction, baptisée « Fifth avenue ».

Grâce à une subvention patronale et un prêt de ses proches, elle acquiert sur plans un 70 mètres carrés pour 1,1 million de yuans (soit 150 000 euros). En rougissant, Zhang Lin explique :  « Je voyais ça comme le nid qui m’accueillerait quand les enfants auraient grandi, que ma fille n’aurait plus besoin de moi. Un endroit à moi toute seule, où je pourrais, peut-être, essayer de trouver un compagnon, après tant d’années… »

La catastrophe du 12 août a fracassé le timide projet. Le futur « nid » est situé à 500 mètres de l’énorme cratère creusé par les explosions. Le chantier, plein de marbre brisé et de glaces en miettes, est recouvert d’une fine poudre grise tombée après la série d’explosions : cyanure de sodium, nitrate d’ammonium, nitrate de potassium, ou un mélange de tous ces poisons violents ? Personne ne sait. « Depuis six ans que nous vivons dans ce quartier résidentiel supposé chic, nous étions sans le savoir à 600 mètres d’un entrepôt où étaient stockées des centaines de tonnes de substances chimiques parmi les plus dangereuses. Personne ne nous l’a dit : ni le promoteur, ni les services municipaux ! »

Le chantier de la nouvelle résidence de Zhang Lin. (Liu Bowen)

Le chantier de la nouvelle résidence de Zhang Lin. (Liu Bowen)

Aucune solution possible

Aucun système d’assurance logement n’existant en Chine, c’est vers les pouvoirs publics que se tournent les sinistrés en quête d’indemnisation. À la demande de ses voisins, Zhang Lin a accepté de représenter les copropriétaires dans les pourparlers avec la municipalité. Redoutable mission, vu la méfiance du système envers toute forme d’organisation populaire, et plus encore envers les organisateurs. Ses supérieurs l’ont mise en garde : elle ne doit pas « créer des problèmes » et encore moins « des troubles ». Jusqu’ici, tout va bien : « les responsables se montrent courtois, bien qu’évasifs. Ils promettent de prendre en compte nos demandes. Ils ne disent pas grand-chose sur la contamination de l’environnement. »

Et l’indemnisation ?

« Ils nous accordent 2 000 yuans (environ 250 euros) par mois pendant trois mois. Après ? On ne sait pas. Les sinistrés veulent que l’État rachète leur bien. Ils disent l’État, l’État, comme si c’était leur père. Mais où est-ce que l’État va trouver les milliards nécessaires pour indemniser 17 000 logements hauts de gamme ? »

Que va-t-il se passer alors ? « Le plus probable, c’est que la municipalité prenne en charge nos réparations et demande à tout le monde de retourner vivre là-bas ». Est-il possible de vivre de nouveau dans ces tours, sachant qu’elles sont fragilisées, contaminées, dévalorisées ? Zhang Lin secoue la tête : « je ne connais personne qui accepterait de le faire… Pour l’instant, tout le monde espère que l’État, qui a toujours été si sympa avec nous, va finir par payer. Mais moi j’ai peur. Je ne vois aucune solution possible. »

La détresse des familles des pompiers disparus

Au lendemain de la catastrophe, les familles des pompiers disparus n’avaient pas hésité à crier leur révolte face à l’indifférence et l’opacité des pouvoirs publics. Ces pompiers, souvent très jeunes et inexpérimentés, venaient des campagnes et travaillaient sous contrat pour le port de Tianjin. À la différence des pompiers professionnels relevant du Ministère de la sécurité publique, ces fils de paysans n’avaient pas même été répertoriés parmi les victimes.

Une semaine plus tard, leurs noms ont été rajoutés à la liste. Et désormais, les familles se taisent. Quand on les appelle au téléphone, certains raccrochent sans souffler mot ; d’autres répondent : « C’est un faux numéro ». Yang Jie, père du pompier disparu Yang Weigan, décline poliment la demande d’interview : « Je me suis beaucoup exprimé, j’ai dit tout ce que je pouvais dire. Nous attendons toujours une réponse, une information de la part des enquêteurs. Or il n’y a rien de nouveau. » Quand on lui demande s’il a reçu consigne d’éviter la presse, Yang Jie tente mollement de nier. Puis il ajoute avec l’accent de la sincérité : « J’ai le cœur brisé. Vous savez, c’est très difficile de parler de mon fils sans rien savoir de son sort. »

Dans l’hôtel de troisième catégorie où sont hébergés les proches des disparus – une chambre par famille – les proches font corps autour d’une mère brisée, un père dévasté, une épouse mutique. L’atmosphère est lourde et personne n’a envie de bavarder. Les autorités préfèrent visiblement ne pas prendre de risques : les policiers en civil pullulent dans le hall ainsi que dans les étages. Postés devant chaque sortie d’ascenseur, à chaque coude de chaque couloir, affalés dans des fauteuils défraîchis, ils scrutent froidement les allées et venues, avant de replonger dans leur jeu vidéo.