Icône pour les uns, despote en herbe pour les autres… La présidente sud-coréenne rêve d’une société plus juste mais gouverne en solitaire. Ouverte au dialogue avec le frère ennemi du Nord, elle se prépare aussi à lui rendre coup pour coup…

Corée du Sud : “ma vie, ma famille, c’est vous…”

Park Geun-hye, à Séoul, le 25 février, jour de la cérémonie de son investiture

Park Geun-hye, à Séoul, le 25 février, jour de la cérémonie de son investiture

Visiblement, la Corée du Nord ne sait pas trop sur quel pied danser avec la nouvelle présidente sud-coréenne entrée en fonction en février 2013. Park Geun-hye (prononcer Geun-hé) semble en effet donner du fil à retordre au clan des Kim. Comme à chaque fois qu’un nouveau leader prend les rênes au Sud, Pyongyang a commencé par orchestrer un grand « show pyrotechnique », promettant de précipiter tous les feux de l’enfer sur Séoul, allant même – c’est une redoutable première – jusqu’à brandir la menace nucléaire. Pendant des semaines de tension extrême, les observateurs du monde entier ont retenu leur souffle dans l’attente d’une attaque. Et puis… rien. La tornade semble s’être évanouie aussi subitement qu’elle s’était levée.

Elle  est   à  la  fois  ouverte  au  dialogue   et  inflexible  en  cas  d’attaque

Le calme avant la véritable tempête ? Ou bien, comme le pensent de plus en plus d’experts, retraite prudente face à un écueil inattendu ? Cheong Seong-chang, chercheur à l’Institut Sejong, fin spécialiste du système politique nord-coréen, croit lui aussi à un effet Park. « À moyen terme,  la  tension  va  se  calmer  et  les  discussions  vont  s’engager,  prédit-il, grâce  à  la  position  très  claire  de  Mme  Park :  elle  est   à  la  fois  ouverte  au  dialogue   et  inflexible  en  cas  d’attaque. Cela  change  de  l’attitude  contre-productive  de  son  prédécesseur… »

L’ex-président Lee Myung-bak, mécontent de l’échec de la « politique ensoleillée » menée avant lui (une tactique de la main tendue consistant à amadouer le Nord par des cadeaux sans contrepartie), avait opté pour la fermeté et mis fin à toutes les négociations en cours. Furieux, les potentats du Nord avaient répliqué en coulant une corvette et en bombardant une île sud-coréenne en 2010, faisant des dizaines de victimes. Malgré la gravité de l’agression, Lee Myung-bak avait piteusement calé, tétanisé à l’idée du coût humain et économique d’un conflit ouvert.

Hurler  ? Tant  que  vous  voudrez  ! Tirer  ? N’y  pensez  même  pas  !

chiffres-coréesL’énergique Mme Park, elle, ne cesse de proclamer sa volonté de bâtir une « relation  de  confiance » avec ses voisins. Elle souhaite sincèrement contribuer à leur développement économique, tout en ne laissant planer aucun doute sur sa réaction à la moindre agression : ses généraux ont ordre de « répondre  à  l’attaque  par l’attaque,  sans considérations  politiques », sans même demander ou attendre son feu vert. Et, pour montrer qu’il ne s’agit pas d’avertissements pour rire, elle a obtenu que l’allié américain envoie ses bombardiers furtifs survoler la péninsule. Pyongyang a, bien entendu, dénoncé bruyamment cette « odieuse  agression  impérialiste », mais le message semble être passé : « Hurler  ? Tant  que  vous  voudrez  ! Tirer  ? N’y  pensez  même  pas  ! »  Chez cette petite femme de 61 ans, frêle, réservée, secrète, à la voix douce, à l’allure sage, un brin démodée, d’où viennent cette volonté d’airain, cette « force tranquille », ces nerfs d’acier ? Pour les près de 52 % des Coréens du Sud qui l’ont portée au pouvoir, la réponse est simple : Park Geun-hye a hérité sa détermination de son père, le général Park Chung-hee, qui dirigea le pays dix-huit ans durant, de 1961 à 1979. Plus de trente ans après sa mort, il reste le président le plus populaire – et le plus controversé – de l’histoire de la Corée du Sud.

Pour les uns, le général Park est le père de la renaissance nationale, « une  sorte  de  Bismarck »  attaché à bâtir un « grand  pays ». Les plus de 50 ans gardent un souvenir horrifié de la misère de leur enfance et de la ruine de leur pays ravagé par la guerre de Corée. Beaucoup sont reconnaissants à ce « grand  patriote » d’avoir su orchestrer un capitalisme d’État fondé sur les chaebol, ces grands conglomérats comme Samsung ou Hyundai, aujourd’hui florissants. Résultat : un développement économique spectaculaire qui a multiplié le PIB par dix en dix ans, catapultant en un temps record le pays au niveau des puissances du G20. Aujourd’hui, la Corée du Sud se classe au 15e rang des pays les plus riches. Quelle renaissance et quelle revanche  pour un pays longtemps à la merci des redoutables empires voisins, chinois ou japonais ! La « crevette  coincée  entre  deux  baleines  »  est devenue un dragon prospère.

Mme Park ne veut pas nier son passé mais elle veut tourner la page

Mais, pour les autres, et spécialement les jeunes, le général Park est avant tout un dictateur à poigne qui n’hésita pas à piétiner la liberté et les droits civiques, arrêtant, torturant, tuant de nombreux opposants. Quant à « la  fille  du  dictateur », malgré ses déclarations en faveur de la démocratie, ils la soupçonnent  d’avoir hérité des « gènes  de  despote » de son père. Des voix s’élèvent déjà, y compris dans son camp, critiquant son exercice solitaire du pouvoir, ses décisions prises sans consultation, son entourage de béni-oui-oui, ses conseillers choisis parmi les militaires proches de sa famille…

Gyeryong

La présidente semble elle-même partagée entre la fidélité à son père et la nécessité de se désolidariser d’une époque antidémocratique. Elle a donc tenté de justifier par le contexte historique (la guerre froide, la menace du Nord, etc.) les coups d’État de son père – déclenchant la colère des libéraux – tout en faisant de timides excuses aux familles de ses victimes – froissant les nostalgiques. Prise entre deux feux, son équipe de communication explique aux journalistes que « Mme Park ne veut pas nier son passé mais elle veut tourner la page », demandant avec insistance qu’on évite d’utiliser le terme de « dictateur » à propos de son père. De fait, on voit fleurir dans la presse étrangère des titres bizarres sur « la fille de l’homme fort », ou « l’héritière de l’autocrate »…

Elle fait penser à Evita Perón. Les gens pleurent à chaudes larmes quand ils l’aperçoivent

La foule des partisans de Mme Park, eux, n’ont cure de ces peccadilles. Ce qu’ils éprouvent pour la double orpheline relève d’une adhésion émotionnelle profonde, confinant à l’adoration. « Quand elle se rend en province, les gens l’attendent par centaines, par milliers, raconte un journaliste coréen qui l’a suivie pendant sa campagne. Elle fait penser à Evita Perón. Les gens pleurent à chaudes larmes quand ils l’aperçoivent, ils veulent absolument la toucher, lui serrer la main, comme si c’était une sainte ! Au point qu’elle est obligée d’envelopper de bandages sa main endolorie… » Quand on parle des Park aux gens ordinaires, il est rare que la conversation roule sur les positions politiques comparées du père et de la fille. Incorrigibles sentimentaux, les Coréens préfèrent raconter, la gorge serrée et la larme à l’œil, le récit des drames qui ont fait de cette famille l’emblème de l’histoire torturée de la péninsule.

1974 : malgré le miracle économique au sud, Kim Il-sung, le despote du Nord, caresse encore l’idée de réunifier de force la péninsule sous sa poigne. Ses commandos s’infiltrent au sud, multiplient les coups de main sanglants et sèment l’effroi jusque sur le seuil de la Maison-Bleue, le palais présidentiel. À 22 ans, après son diplôme d’ingénieur, Geun-hye est en France, à Grenoble précisément, pour apprendre la langue, quand elle reçoit l’ordre de rentrer à Séoul. C’est à l’aéroport qu’elle découvre sur la une des journaux que sa mère a été tuée par un agent nord-coréen, victime collatérale d’un attentat dont son père a réchappé. Geunhye tiendra désormais à la Maison-Bleue les fonctions de première dame de substitution, se coulant dans le sillage de sa mère, se coiffant comme elle, s’habillant comme elle, chérissant sa mémoire. La vraie sainte, c’était en fait cette bouddhiste très pieuse, qui vivait dans la frugalité et la charité, visitant les léproseries où elle serrait les mains et embrassait les malades.

Elle a beaucoup souffert de cette “trahison” qui l’a menée au bord du suicide

1979 : la société sud-coréenne s’agite sous le joug. Lycéens, intellectuels, curés catholiques protestent contre les empiétements de la dictature. Mais le général Park refuse de lâcher du lest. Il va être abattu par son propre chef du renseignement – et ami de longue date –, qui voulait, semble-t-il, libérer le pays de la dictature. Geun-hye, qui a 27 ans, quitte la Maison-Bleue pour se terrer dans la demeure familiale. Les amis et protégés de son père se détournent d’elle. Pendant les dix années suivantes, le général assassiné devient le repoussoir absolu – vilipendé même par les dictateurs qui lui succèdent et qui lui doivent tout… « Elle a beaucoup souffert de cette “trahison” qui l’a menée au bord du suicide, explique le politologue Ahn Byong-jin, auteur d’un livre intitulé “le Phénomène Park Geunhye” Ce qui explique qu’elle ait aujourd’hui beaucoup de mal à faire confiance, qu’elle mène une vie très solitaire, à l’abri des regards. Elle n’a pas vraiment de cercle d’amis et refuse de jouer le jeu médiatique. Elle ne donne pratiquement jamais d’interview, même à la presse coréenne. »

Après l’assassinat de Park Chunghee, il faudra attendre encore une dizaine d’années pour que la société coréenne se démocratise tout à fait, sous la pression constante des manifestants et celle, souterraine, du protecteur américain. La crise asiatique de 1997, qui dévaste subitement l’économie – menaçant d’anéantir l’œuvre du général Park et les efforts de toute une génération –, sert de déclic. Mme Park sort d’une léthargie de vingt ans et décide de se présenter aux élections législatives. Elle est élue, puis réélue à chaque scrutin, ce qui lui vaut le surnom de « reine des urnes ».

Mme Park n’a jamais été mariée, elle n’a pas d’enfants, on ne lui connaît pas de prince consort. On murmure qu’elle n’a jamais eu d’amant. « Ma vie, ma famille, c’est vous, mes concitoyens », a-t-elle coutume de dire au public ému. Un dernier drame va finir de lui forger une stature de « Vierge de la république » : lors d’une réunion électorale en mai 2006, un criminel récidiviste armé d’un rasoir se jette sur elle, lui infligeant une longue estafilade sur le bas de la joue droite, manquant de peu les veines du cou. La blessure, longue de 11 centimètres, nécessite 60 points de suture et laisse sur le visage de la miraculée une cicatrice visible.

Sincère ou pas, elle possède une fibre sociale qui la rend plus proche des attentes des gens

Devenue une figure incontournable du camp conservateur, Park Geun-hye est amenée à deux reprises, en 2002 puis en 2012, à sauver de la déroute son parti terni par de graves scandales. Mais, bien qu’elle en assume la présidence, elle n’est pas sur la même longueur d’onde que les caciques défendant le libéralisme pur et dur et le règne des chaebol largement favorisés par les politiques publiques. Son biographe, Ahn Byong-jin, a soigneusement compulsé les cinq ou six livres dans lesquels elle retrace l’évolution de sa pensée. « Sincère ou pas, elle possède une fibre sociale qui la rend plus proche des attentes des gens. Elle a ainsi inclus dans son programme des propositions presque de centre gauche, sur la nécessité de réguler les “chaebol”, d’aider les PME, de renforcer les filets sociaux, de réduire les inégalités, etc., coupant efficacement l’herbe sous le pied des candidats de gauche. »

Ma mère rêvait d’une société plus juste, plus égalitaire

C’est peut-être ce qui lui a permis de remporter de justesse la présidence, malgré le discrédit total du camp conservateur à la suite des multiples scandales dus à son prédécesseur. Au-delà des calculs politiques, il semble que Mme Park ait mené, sans le dire trop haut, une réflexion sur la limite des succès de son père et du modèle de « développement pour le développement ». Elle en fait la critique implicite dans ses livres et ses discours. Utile ponctuellement pour aider les sociétés très pauvres à sortir de la misère, ce modèle pèche gravement, à la fois par ses dérives au profit des super-riches et par son horizon limité. « Le développement doit servir non pas à la nation mais aux gens, pour créer un bien-être partagé et du bonheur », martèle la candidate Park, puisant bien plus dans les idées de sa mère bouddhiste que dans celles de son père autocrate. « Ma mère rêvait d’une société plus juste, plus égalitaire, écrit-elle. Son rêve est devenu le mien. »

Conversation entre héritiers

les-héritiersÀ qui faut-il attribuer l’escalade de la tension dans la péninsule ? La faute au… « bruissement vénéneux de la jupe », affirme Pyongyang. En clair, à « la femme qui oublie sa place ». Avec cette expression traditionnelle carrément macho, le Nord envoie une pique à la présidente sud-coréenne. Une pique bien vénielle, toutefois, si l’on songe aux tombereaux d’injures déversées quotidiennement sur le prédécesseur de Mme Park… Récemment, Pyongyang semble même avoir totalement arrêté d’accoler le moindre qualificatif au nom de la présidente.
Pourquoi tant de sollicitude ? « Mme Park s’est rendue en 2002 à Pyongyang à l’invitation de Kim Jong-il, rappelle un diplomate. Le fait qu’elle ait été reçue par son père lui confère certainement un statut spécial aux yeux du jeune Kim. » Cette rencontre de 2002 réunissant les héritiers des deux dynasties coréennes, celle du Sud et celle
du Nord, constituait en soi un événement exceptionnel. Entre les pères, la relation avait été longue et heurtée. Quand le général Park avait un scrutin à remporter, il demandait discrètement à Kim Il-sung de bien vouloir ouvrir le feu sur la ligne de démarcation. L’« incident de frontière » faisait merveille, côté Sud, pour remplir les urnes au bénéfice du général dictateur… À d’autres moments, les liens étaient moins amicaux : Kim père avait à plus d’une reprise – mais sans succès – lancé des tueurs aux trousses de Park père. En 1974, l’un de ces attentats manqués avait tout de même coûté la vie à la mère de Mme Park. D’après les comptes rendus, les conversations entre la princesse du Sud et le despote du Nord se sont déroulées dans une atmosphère positive, voire amicale. Cette rencontre de 2002 à Pyongyang peut être interprétée comme le pardon accordé par la fille de la victime. Par ce geste, Park Geun-hye établissait sa stature de dirigeante capable de mettre entre parenthèses ses émotions les plus légitimes au profit de l’intérêt supérieur de l’État. Kim Jong-il, de son côté, se montra grand seigneur, en autorisant Mme Park, honneur rare, à rentrer à Séoul directement à travers la fameuse DMZ, la ligne de démarcation sur le 38e parallèle. Habituellement, les visiteurs à Pyongyang doivent repartir via Pékin… Politesses et ronds de jambe ? Pour les observateurs, ces menus gestes ont une signification bien précise : 
ils indiquent que le dialogue entre les deux leaders est possible.

NUCLÉAIRE Alarmés par les essais nucléaires et les tirs de missiles effectués récemment par Pyongyang, les Coréens du Sud se prononcent en majorité en faveur du retour des armes nucléaires américaines. À 65 %, ils sont aussi pour l’acquisition par Séoul de son propre arsenal atomique.

COMMERCE Pour tous les Coréens du Sud, la Chine détient la clé (politique) du problème nord-coréen. Mais elle est aussi un partenaire économique essentiel : les échanges entre Séoul et Pékin équivalent en effet à la somme du commerce sud-coréen avec le Japon et les États-Unis.


Parution Le Nouvel Observateur 9 mai 2013. — N° 2531