L’impressionnant défilé militaire des 70 ans de la fin de la 2de guerre mondiale ne visait pas tant à impressionner les pays voisins qu’à asseoir l’autorité sans partage de Xi Jinping.

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La Chine voudrait beaucoup nous faire croire qu’elle échappe aux aléas de la politique politicienne. Élections, sondages, grogne sociale et autres misères inhérentes aux systèmes démocratiques forcent en effet les dirigeants élus à naviguer à vue, à négocier leur autorité scrutin après scrutin. Les maîtres de la Chine, eux, ont les mains libres. Ils peuvent agir en stratèges. Ils peuvent prendre de la hauteur, s’inscrire dans la longue durée et planifier à long terme. Toutes choses dans lesquelles ils sont passés maîtres et qui expliquent la fulgurante ascension de leur pays.

Malheureusement, à Pékin comme ailleurs, personne n’est à l’abri d’une crise ou d’une succession de crises qui viennent bousculer la machinerie bien huilée de l’autocratie. Xi Jinping vient d’en faire l’amère expérience : une bulle boursière qui se dégonfle, une monnaie qui glisse, une économie qui s’essouffle… Là-dessus un entrepôt de produits chimiques qui explose… Et voilà que le doute s’immisce, que les grands manitous d’hier se demandent s’ils n’ont pas perdu la baraka. Ou plutôt ce qu’on appelle ici « le mandat céleste », cette mystérieuse garantie de légitimité qui fondait jadis le pouvoir des empereurs et qui, aujourd’hui encore, est nécessaire à ceux qui prétendent régenter la Chine.

Une apothéose

Le doute a déteint sur l’impressionnant défilé militaire qui vient de se tenir à Pékin, modifiant subtilement sa signification. Ces festivités exceptionnelles avaient été décidées et planifiées de longue date, afin de commémorer le 70e anniversaire de la capitulation du Japon et la victoire dans ce que Pékin appelle « la guerre mondiale antifasciste ». La Chine n’organise de défilé militaire qu’une fois par décennie, le prochain aurait dû avoir lieu dans quatre ans, en 2019. Le Parti et son secrétaire général Xi Jinping avaient décidé de se saisir de l’occasion de cet anniversaire pour marquer un point d’orgue, une apothéose : démontrer qu’après 30 ans d’une émergence irrésistible sous la houlette du Parti communiste, la Chine avait retrouvé sa place au premier rang de la scène internationale.

Tout avait bien commencé. En décidant de fermer plusieurs semaines à l’avance de nombreuses usines de la région et en limitant le flux des voitures, les autorités ont réussi à disperser le terrible smog de Pékin. La capitale affichait un ciel superbe, que les internautes se sont empressés de surnommer « le bleu antifasciste ». Une trentaine de chefs d’État ont assisté aux cérémonies dont le grand allié Poutine, chaleureusement applaudi dans les tribunes et les présidents de nombreux pays asiatiques dépendants des investissements chinois – Pakistan, Kazakhstan, Kirghizie, Tadjikistan, Ouzbékistan, Cambodge, Laos, Mongolie, Birmanie… – ou européens, comme la Biélorussie, la Serbie, la république tchèque, ainsi que l’Égypte, le Soudan, l’Afrique du Sud, etc. Ceux d’autres pays importants, comme la Corée du Sud et le Vietnam, ainsi que le secrétaire général des Nations unies.

Frapper le microcosme politique tenté par la rébellion

Au total un assez joli succès, malgré l’absence des principaux alliés de l’époque, pays européens et États-Unis, qui auraient préféré une commémoration plus sereine dans une atmosphère de réconciliation avec le Japon. Mais l’ancien agresseur est trop utile au régime : en cultivant sciemment la haine populaire, la propagande réussit assez souvent à détourner l’attention des Chinois des causes plus concrètes de mécontentement.

De toute façon, depuis les bourrasques récentes, l’impact diplomatique de la gigantesque opération était passé au second plan. Xi Jinping a dû frapper un grand coup pour réaffirmer son autorité sur un microcosme politique tenté par la rébellion. L’étalage de force visant à subjuguer le monde a donc laissé le pas à une démonstration de force à usage purement interne : il s’agissait désormais d’afficher l’autorité du N° 1 chinois sur les forces armées, son charisme auprès des « masses » et sa mainmise sur l’ensemble de l’appareil de pouvoir. Mao l’avait dit : le pouvoir est au bout du fusil.

L’armée chinoise, un mastodonte de 2,3 millions de soldats, a bénéficié au cours de la décennie écoulée d’un budget en augmentation de 10 % par an. Les chiffres réels seraient même supérieurs de 50 %. C’est aujourd’hui la deuxième armée la mieux dotée au monde, derrière les États-Unis mais loin devant le rival japonais. Ces chiffres ne peuvent cependant masquer la déliquescence profonde d’un système gangrené par la corruption de ses plus hauts officiers. Ayant décidé là comme ailleurs de nettoyer les écuries d’Augias, Xi Jinping n’a pas hésité à sévir contre les hauts gradés, dont deux généraux qui occupèrent les plus hautes fonctions militaires. « Leur mise en examen prouve notre résolution à sauvegarder notre armée », affirmait le « Quotidien du Peuple »  il y a quelques jours. « Le défilé militaire du 3 septembre montrera à tous qu’elle est sortie de ses errements passés. »

Une armée au service d’un homme

La propagande s’est efforcée à démontrer que, malgré les malversations, le plus clair des subventions a été investi dans des équipements militaires de grande qualité. Ce sont ces armements, dont des dizaines de missiles nucléaires et d’avions de combat de fabrication chinoise, qui ont été exhibés à l’occasion du défilé de ce matin. Démonstration a ainsi été faite que cette armée régénérée était fidèle à son chef, le président Xi Jinping. « Ce défilé est une déclaration de soutien et de loyauté vis à vis du Parti et du camarade Xi », résumait le commandant adjoint du défilé.

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Tout le monde en Chine a saisi le message : malgré sa mine fatiguée, Xi Jinping est le vrai patron des forces armées qu’il a entrepris de réformer, ce qui fait de lui le dirigeant le plus puissant que la Chine ait connu à date récente. Cette réassurance vient à point, deux semaines après un éditorial publié dans les médias officiels, mentionnant pour la première fois une résistance « inimaginable » à la compagne anticorruption.

Cette franchise inattendue a une cause : selon de nombreux observateurs, l’opération « mani pulite », menée depuis trois ans par Xi Jinping et qui n’a rien perdu de sa férocité, suscite une opposition de plus en plus affirmée dans le camp des « perdants ». Il s’agit des « princes rouges » et de leurs associés, qui ont accumulé des fortunes pharaoniques en vingt ans de laisser-faire. A la tête de parti des récalcitrants, l’ex-président Jiang Zemin, 89 ans, qui régna pendant dix ans sur les destinées du pays. Selon des bruits insistants, Xi Jinping aurait récemment décidé de « décapiter le serpent » et ordonné la mise en résidence surveillée de Jiang et de ses acolytes. Si la nouvelle était confirmée, elle ferait l’effet d’une bombe : ce serait la première fois depuis la révolution culturelle qu’un dirigeant suprême serait puni.

La journée de la cohésion nationale

Mais voilà : tous les téléspectateurs qui ont suivi la cérémonie sur leur petit écran, ont remarqué la présence en grande pompe de Jiang Zemin sur le balcon de la porte Tiananmen, parmi les huiles du régime, et remarqué que Xi Jinping conversait avec lui avec forces sourires. Alors quid du bras de fer implacable qui les opposerait ? Les pékinologues rappellent que les mandarins rouges ont l’habitude de maquiller leurs bisbilles sous une unité de façade.

Jiang Zemin

Jiang Zemin

« Aujourd’hui, c’était la journée du patriotisme et de la cohésion nationale : pas tout à fait adapté pour régler les comptes », estime un Pékinois bien informé.

Il suffira d’attendre, prédit-il, pour que Pékin nous offre un nouveau drame plein de bruit et de fureur.