Comment doit-on compter les Français ? Et avec quels outils ? Faut-il vraiment distinguer les Français « de souche » des autres ? Dans les couloirs de l’Institut national d’Études démographiques et depuis peu devant les tribunaux, on se livre sur ce thème à des joutes sanglantes
Des dérapages racistes à l’Ined ?
Le fait est sans précédent dans les annales de la recherche : l’Ined, l’Institut national d’Études démographiques, intente un procès en diffamation à l’un de ses chercheurs les plus éminents, Hervé Le Bras. C’est donc dans un prétoire, le 17 novembre – et non dans un colloque entre scientifiques – qu’on a débattu du bien-fondé de la thèse du démographe dissident : « La démographie est en passe de devenir en France un moyen d’expression du racisme. » L’accusation de Le Bras est grave, la réaction de l’Ined aussi, qui attente à la liberté de critique en recourant à la sanction des tribunaux.
On ne peut nier l’existence à l’Ined d’une minorité
très agissante appartenant à la droite dure
Quel malaise a donc saisi les spécialistes français de la population pour qu’ils ne soient plus capables de discuter autrement que par avocats interposés ? Publié cet été, le dernier livre d’Hervé Le Bras, « le Démon des origines, démographie et extrême droite » (1), a déclenché l’escalade. Dans un livre précédent (2), Le Bras critiquait déjà l’Ined, coupable à ses yeux de faire le lit du nationalisme par « obsession nataliste ». Cette fois-ci, il passe à la loupe enquêtes et publications récentes de l’institut pour aboutir à cette conviction dérangeante : l’Ined serait en train de faire le lit de l’extrême droite.
« On ne peut nier l’existence à l’Ined d’une minorité très agissante appartenant à la droite dure », souffle un jeune démographe, qui insiste, comme beaucoup de ses confrères, pour conserver l’anonymat. Il parle aussitôt de Philippe Boursier de Carbon, le seul membre de l’institut à avoir sa carte du Front national. Conseiller scientifique de Le Pen, il n’occupe cependant qu’une place marginale à l’Ined, ce que prouve assez la rareté de ses articles scientifiques.
La conversation tourne court avec le jeune démographe : « Je n’ai pas le poids de Le Bras, avance-t-il pour justifier son luxe de précautions, je ne suis pas capable de protéger mes étudiants : si je prends trop ouvertement parti, ils seront barrés dans leur carrière. » Et de citer les exemples de jeunes thésards injustement saqués.
Une prudence quasi paranoïaque s’est installée dans les couloirs de l’Ined… Une prudence inconnue du trublion Le Bras, qui, depuis dix ans, n’hésite pas à monter au créneau pour dévoiler les non-dits de la vénérable maison, quitte à y installer la controverse. C’est carrément au sommet de l’Ined qu’il débusque les connexions les plus voyantes avec l’extrême droite. Jean-Claude Barreau, président du conseil d’administration ? « Ancien conseiller de Pasqua et de Debré, il a écrit des livres inacceptables qui brandissent l’épouvantail d’une “disparition” de la France sous les vagues d’immigrés musulmans » (3), pointe Le Bras. Jacques Dupâquier, vice-président du conseil scientifique de l’Ined ? En août 1996, il participe à un colloque organisé par Renaissance catholique, l’organisation de Mgr Lefebvre, autour du thème : « Qui a peur du baptême de Clovis ? ». À ses côtés, Bruno Gollnisch, Serge de Beketch, chroniqueur à Radio Courtoisie, et Xavier Dor, condamné pour ses actions violentes contre l’IVG. Dans son exposé intitulé « Naissance d’un peuple, l’histoire démographique de la France », Jacques Dupâquier s’emploie à saper les mythes « abominablement tendancieux », présentés par de « pseudo scientifiques, vrais partisans d’une France multiculturelle ». Il défend l’idée d’un « vieux fond ethnique » bien français qui n’aurait guère varié au fil du temps malgré toutes les invasions. Pour lui, les immigrés n’ont jamais été aussi nombreux, ni aussi inassimilables qu’aujourd’hui. Il parle d’« immigration-invasion » et soupçonne ceux qui sont chargés de la comptabiliser de « sous-estimation systématique ».
Mon grand souci, c’est l’éclatement
de la nation française
Jacques Dupâquier reçoit dans les salons lambrissés de l’Académie des Sciences morales et politiques, dont il est membre. C’est un aimable grand-père qui aime à rappeler son passé de communiste et de résistant, s’enorgueillit de l’origine étrangère de ses belles-filles, exhibe une photo de ses petits-enfants métis. Dupâquier reconnaît même que « le creuset français ne fonctionne pas si mal ». Là s’arrête la cohérence du personnage, qui mélange volontiers l’humanisme à l’extrémisme, la bonhomie à l’alarmisme : « Mon grand souci, entonne-t-il, c’est l’éclatement de la nation française. » Il va jusqu’à ajouter : « Ce qui est arrivé au Liban peut nous arriver ! » L’humaniste réclame un contrôle drastique de l’immigration, mêlant sa voix aux cris des idéologues les plus haineux de France, avec lesquels il n’hésite pas à s’afficher. « Il ne faut exclure personne du dialogue », déclare-t-il d’un ton pénétré. Pourquoi cette attitude qui ressemble à une main tendue au FN ? La réponse de Dupâquier se veut « chrétienne et républicaine »…
Au sein de l’Ined, la majorité des chercheurs refuse de se sentir concernée par « les dérapages de dirigeants nommés par les pouvoirs publics ». Pour ces pros de la démographie, les techniques mathématiques de leur science agiraient comme un bouclier efficace contre la compromission politique et idéologique. Angélisme scientifique dont Hervé Le Bras pense qu’il laisse la voie libre à la dérive, pavant l’enfer de ses bonnes intentions. Pour le démographe, la statistique n’est pas neutre. Il est utile, et même essentiel, de se demander ce que l’on compte et de quelle manière on le fait.
L’expression “Français de souche” était courante dans la rhétorique du FN. Mais elle n’existait pas en démographie !
Dans son dernier livre, Le Bras s’attarde sur une grande enquête de l’Ined sur les immigrés, menée en 1992 par Michèle Tribalat. Il lui reproche d’avoir introduit la notion d’« origine ethnique », sans se rendre compte des dérives vers lesquelles elle pouvait conduire la démographie française. Dans cette enquête, Michèle Tribalat ne se contente plus de demander la nationalité des enquêtés, comme dans les recensements faits par l’Insee. Elle recourt à deux nouveaux critères : « l’appartenance ethnique », fondée sur la langue maternelle, et « l’origine ethnique », définie par le lieu de naissance des parents. Elle finit par distinguer, d’après ses origines étrangères, une minorité immigrée d’une catégorie majoritaire qu’elle appelle « Français de souche ».
« L’expression “Français de souche”, s’insurge Le Bras, était courante dans la rhétorique du FN. Mais elle n’existait pas en démographie ! En l’employant, Michèle Tribalat lui a conféré un semblant de vérité scientifique. » Michèle Tribalat ne ressent pas le besoin de se justifier sur le choix de l’expression litigieuse : « Français de souche, c’est une notion de facilité, dit-elle, dans laquelle je ne fais entrer aucune hiérarchie de valeurs. Faut-il cesser d’utiliser nos catégories parce que le FN s’en sert ? »
Michèle Tribalat – Le Bras insiste sur le fait – ne peut être soupçonnée de militer sciemment pour l’extrême droite. Mais pour Hervé Le Bras, en cherchant à mettre en lumière les racines « ethniques » non françaises des enfants d’immigrés, Michèle Tribalat inaugure une catégorisation qui porte en germe une classification des Français selon leur origine, plus ou moins « assimilable », plus ou moins « conforme » aux traditions et aux mœurs nationales. Pour lui, elle attente au modèle républicain, qui ne reconnaît que la nationalité, pour lequel on ne saurait être « partiellement » français.
L’immigration est un sujet majeur dans le débat public. J’ai brisé un tabou
Pourquoi Michèle Tribalat s’est-elle lancée dans une enquête sur les immigrés ? « Parce qu’il n’y en avait jamais eu, répond-elle. Alors que l’immigration est un sujet majeur dans le débat public. J’ai brisé un tabou, » s’enorgueillit-elle. Et elle ajoute : « L’opinion publique voit comme étrangers des gens qui sont de nationalité française et met en doute la validité des statistiques. Au lieu de mettre en doute l’opinion publique, il faut s’interroger sur la pertinence de nos catégories pour décrire les étrangers. »
Les statistiques sont-elles destinées à flatter les sentiments de l’opinion publique ? Pour « décrire le réel au mieux » – c’est l’ambition de Michèle Tribalat – fallait-il changer la définition du Français ou de l’étranger en la liant à son origine ? En procédant de cette façon, Michèle Tribalat ne craint-elle pas de rendre la science démographique triviale, populiste ? « Notre société n’a pas attendu que nous forgions nos outils d’analyse pour être fortement ethnicisée », récuse-t-elle.
Par le recours à l’ethnie, Michèle Tribalat pense, au contraire, avoir forgé des armes pour mieux lutter contre les discriminations raciales : « Savoir que le taux de chômage s’envole à 40 % chez les Maghrébins de 20-29 ans, c’est une information capitale sur les phénomènes d’exclusion socio-économiques. »
Aucun travail de cette envergure ne devrait être fait par une personne seule, quelle qu’elle soit
Chez Tribalat, les Européens sont classés par nationalité, qu’elle appelle « ethnie » par commodité : elle invente une « ethnie portugaise », une « ethnie italienne », etc. Dès qu’on traverse la Méditerranée, le détail s’affine, les nations s’effacent : les Algériens, par exemple, sont soit kabyles, soit arabes… Quand on parvient en Afrique noire, le souci du détail devient plus extrême encore, et moins pertinent… « Pour cette enquête-là, reconnaît précautionneusement Henri Leridon, l’Ined n’a pas eu une politique de constitution d’équipe suffisante. Aucun travail de cette envergure ne devrait être fait par une personne seule, quelle qu’elle soit ». Façon, pour le responsable de Population, la revue de l’Ined, d’en admettre les insuffisances scientifiques.
En réalité, nous sommes menacés par des citoyens français ex immigrés !
Apparemment, Jacques Dupâquier ne partage pas cet avis puisqu’il a invité Michèle Tribalat au colloque « Morales et politiques de l’immigration », qu’il a organisé. Publiés en juin de cette année, les actes du colloque (4) portent en couverture des empreintes digitales, comme un fichier de police ! Le contenu est au diapason. Abrité derrière des chiffres et des considérations scientifiques, le docte auditoire – l’inévitable Boursier de Carbon, mais aussi Alain Madelin, Pierre Bernard, le maire de Montfermeil, Henri de Lesquen, président du Club de l’Horloge, Alain Griotteray, comparse de Charles Millon… – agite les risques que l’immigration fait courir à la France.
Un des intervenants va même jusqu’à déclarer : « Ce n’est pas l’immigration qui est à craindre. En réalité, nous sommes menacés par des citoyens français ex immigrés ! » Pour Michèle Tribalat, Hervé Le Bras fait partie de l’« élite savante » qu’elle a décriée pendant son intervention à ce colloque. Dans la presse, elle l’accuse d’« allégations mensongères, amalgames et falsifications diverses : sous le masque du justicier, se cache l’imposteur scientifique, le “régleur” de comptes ».
Contre Le Bras, les coups peuvent voler bas à l’Ined. On lui fait grief pêle-mêle d’être « un indécrottable gauchiste », le fils d’un « mandarin grand bourgeois et catholique », l’ami de Claude Allègre, l’habitant d’un beau quartier… Les plus mesurés de ses critiques lui reprochent son « infidélité », voire son « ingratitude » vis-à-vis de la « maison mère », où il a longtemps occupé des postes de responsabilité, à laquelle il reste statutairement rattaché, et qui continue à lui verser un salaire pour ses recherches.
Pour Alain Blum, un des rares « inédiens » à garder la tête froide, l’affaire Le Bras révèle la crise de la science démographique dans la France d’aujourd’hui. « L’Ined se trouve à une période charnière de son histoire, explique-t-il. Il est agité d’un conflit intérieur entre deux conceptions du métier de démographe ». D’un côté les « démographes-statistiques », plus techniciens, plus portés sur le comptage pur. De l’autre les « démographes-sciences humaines », enclins à mettre l’accent sur la nature complexe des phénomènes démographiques.
Les premiers, dont fait partie Michèle Tribalat, se contentent souvent d’appliquer des instruments mathématiques à des catégories de populations sans se poser de question sur la pertinence scientifique de ces catégories. Les seconds estiment indispensable de justifier leur méthode, de se poser des questions « existentielles » sur leur objet, sur leurs concepts, voire sur la notion même de « catégories de population ». Entre ces deux « cultures », le fossé est désormais béant.
Créée dans l’après-guerre, par l’État et pour l’État, l’institution a vieilli. Elle semble désormais incapable de provoquer un débat interne et serein. Qu’est-ce que la démographie aujourd’hui ? À quoi sert-elle ? Quels buts poursuit-elle ? Faute de cette clarté qu’il ne trouve plus à l’Ined, Alain Blum vient d’ouvrir une tribune de discussion sur Internet, consacrée au thème « démographie et catégories ethniques ».
Ce qui refait surface aujourd’hui, explique l’historien de la démographie Patrice Bourdelais, c’est une vieille notion inventée en 1928 par Alfred Sauvy – qui deviendra après la guerre le père fondateur de l’Ined –, la notion de « vieillissement de la population ». « Depuis, elle est utilisée par tous les lobbys natalistes comme pédagogie de l’angoisse, poursuit l’historien. C’est ainsi qu’on passe d’un populationnisme qui accepte toute l’immigration, à un autre populationnisme qui prétend choisir ses immigrés sous prétexte que la race blanche – ou l’Europe, ou l’ethnie française… – serait en danger de mort ».
Je ne voudrais pas que nos civilisations meurent
Dans Le Crépuscule de l’Occident (5), Jean-Claude Chesnais, directeur de département à l’Ined, dresse un tableau apocalyptique de l’avenir européen : « Nous assistons en direct à un suicide collectif par dénatalité », dit-il. Dans le même temps, poursuit-il, l’Afrique accroît sa population. Elle représente déjà 50 % de l’immigration française. En 2015, le Maghreb pèsera plus lourd que l’Europe des Quinze. Un tel « basculement démographique » obligera le Nord à « renoncer à ses prérogatives », au profit du monde arabo-musulman.
« Je ne voudrais pas que nos civilisations meurent », insiste Jean-Claude Chesnais. Voilà pourquoi il assortit son natalisme d’une nécessaire politique de « quotas » et aussi de « ventilation » : il faudrait en quelque sorte assigner les émigrés à résidence pour éviter ce qu’il appelle les « grumeaux d’étrangers ».
La démographie française a vraiment besoin d’assainir les relations entre science et idéologie
« Le problème de la migration est devenu le centre du débat démographique dans le monde entier », remarque l’historien et démographe britannique de Cambridge, Jay Winter. Depuis les années 70, explique-t-il, on fait moins d’enfants et on meurt de plus en plus vieux. Du coup, le fécondité et la mortalité, autrefois sujets d’élection de la démographie, sont passés à l’arrière-plan des préoccupations des démographes. La migration est devenue la variable la plus importante, la plus instable, donc la plus intéressante.
« Mais on est en train de s’apercevoir que la migration, ce nouveau sujet de la démographie, n’est pas à la portée des démographes ! poursuit Jay Winter. Ils s’entêtent à lui appliquer les instruments qu’ils utilisaient pour travailler sur la fécondité et la mortalité. Et cela ne peut pas marcher : la migration n’est pas un système fermé qui se prête à une approche mathématique ».
« La démographie doit aujourd’hui redéfinir ses enjeux et ses moyens, si elle veut encore prétendre à un statut de science », poursuit Winter. En France, explique ce fin connaisseur de la réalité hexagonale, la question est d’autant plus explosive que la démographie y confine à la religion. Elle est le langage par lequel s’exprime l’idée qu’on a de l’identité française. « D’où les extraordinaires polémiques qui agitent les démographes français ! Hervé Le Bras, conclut Winter, est peut-être en train de rendre un service à la démographie française, qui a vraiment besoin d’assainir les relations entre science et idéologie. » La polémique peut avoir du bon…
(1) Éditions de l’Aube, 1998.
(2) « Marianne et les lapins, l’obsession démographique », Olivier Orban, 1991.
(3) « La France va-t-elle disparaître ? », Grasset, 1997.
(4) PUF, 1998.
(5) Robert Laffont, 1995.
Parution Le Nouvel Observateur N° 1776 — 19 novembre 1998