C’est une des régions les plus fermées de Chine. Vu de Pékin, le Xinjiang est un repaire de terroristes à éradiquer. Mais, à 3 500 kilomètres de la capitale, le pays ouïgour a un autre visage : celui d’un peuple musulman contraint de vivre dans la terreur et la misère
C’est un choc si traumatisant que la presse l’a qualifié de « 11-Septembre chinois ». Il y a un mois un groupe d’assaillants ouïgours, des musulmans turcophones échappés de leur lointaine province du Xinjiang, infligeaient à la Chine sa première « expérience » terroriste en sabrant au hasard des voyageurs dans la gare de Kunming. Bilan : 34 morts et 130 blessés. En octobre dernier déjà, la place Tiananmen, cœur politique du pays, avait été visée par un attentat kamikaze attribué aux « séparatistes ouïgours ». Une Jeep en feu avait foncé dans la foule massée sous le portrait de Mao, tuant trois touristes.
Pour n’importe quel Chinois, « Ouïgour » est devenu synonyme d’« assassin » et le Xinjiang, un repaire de bandits sanguinaires. Quand le Boeing d’Air Malaysia s’est volatilisé avec ses 153 passagers chinois, l’opinion publique n’a pas hésité une seconde à incriminer les « terroristes ouïgours ».
Mais si l’on veut savoir à quoi ressemble vraiment la terreur au quotidien – celle qui s’immisce dans tous les interstices de la vie, empoisonne les relations et paralyse les esprits les plus sereins – il faut se rendre précisément au Xinjiang, à l’extrême ouest de la Chine. À 3 500 kilomètres de Pékin, cette région aride de l’Asie centrale, vaste comme trois fois la France et riche en hydrocarbures, est le théâtre d’une rébellion larvée confrontée à une écrasante occupation militaro-policière. Dans les oasis qui ponctuent l’antique route de la soie comme dans les villes modernes hérissées de buildings, on bute à chaque pas sur des patrouilles de police, des blindés, des transports de troupe, des check-points, des chevaux de frise bloquant l’entrée des bâtiments publics… Dans les campagnes, le Bingtuan – puissante organisation militarisée composée exclusivement de colons han – exploite un tiers des terres arables tout en collaborant au contrôle des populations indigènes. Omniprésente, la surveillance se veut aussi ultravisible.
Urumqi, une mégapole zébrée de voies rapides, mérite le titre de capitale de la vidéosurveillance : des milliers de caméras, conçues pour résister aux émeutes, ont été installées dans tous les espaces publics au lendemain des graves tueries pendant les émeutes interethniques de juillet 2009. Tous les 20 mètres, un portique hérissé d’une douzaine d’appareils enjambe les voies : chaque voiture qui passe, chaque vélo sur la piste cyclable, chaque passant sur le trottoir sont filmés deux fois : par-devant et par-derrière. La nuit, les prises de vues déclenchent des crépitements incessants de flashs.
Il y a des espions partout. Sur cinq Ouïgours, deux sont des mouchards
Pas étonnant que personne n’ose émettre le moindre avis négatif. Quand on demande aux Ouïgours la cause de la montée des violences dans la région, ils récitent la vulgate de l’agence Chine nouvelle : c’est l’œuvre d’une « poignée de terroristes séparatistes islamistes téléguidés de l’étranger ». Il faut beaucoup de patience, et des précautions infinies, pour trouver une personne acceptant de parler vrai. Sidik – appelons-le Sidik – fait partie de cette poignée de courageux. Depuis qu’il est retraité, l’ex-professeur se sent moins épié, mais il ne peut s’empêcher de scruter tout individu qui passe un peu trop près de notre table de café. « Il y a des espions partout, commente-t-il à mi-voix. Sur cinq Ouïgours, deux sont des mouchards. Pourquoi ? Pour l’argent : un fixe de 1 800 yuans mensuels (210 euros), plus 300 yuans (35 euros) pour chaque dénonciation. »
Ce que ces jeunes subissent est trop horrible, je n’ai même pas envie d’y penser…
D’où la multitude d’indics qui poireautent à tous les coins de rue, tendant l’oreille, dévisageant les passants, signalant la moindre anomalie aux flics du coin. « Une dénonciation, même vague, c’est très grave. Surtout pour les jeunes hommes, car on va s’acharner sur eux, qu’ils soient coupables ou pas. Les policiers eux aussi touchent une prime pour chaque “terroriste” repéré. Alors n’importe quel bagarreur ou petit délinquant va être étiqueté “terroriste” et entraîné dans une spirale terrifiante. Pratiquement aucun n’en sort vivant. Ce que ces jeunes subissent est trop horrible, je n’ai même pas envie d’y penser… »
Au Xinjiang, où les forces de l’ordre respectent encore moins les procédures légales que dans l’est du pays, les arrestations ne sont pas signalées aux familles. Le suspect disparaît purement et simplement. « Les parents sont prêts à tout pour les retrouver. Ils versent des sommes énormes aux flics pour les relâcher. C’est un vrai business, et parfois ça marche. Mais quand on n’a pas le bon piston, ou pas assez d’argent, ou quand l’affaire a été étiquetée “politique”, votre enfant est perdu. »
Un grand nombre d’épisodes récents obéissent à un schéma infernal qui débute toujours par l’arrestation d’une personne. La famille se précipite au poste pour la faire libérer, une bagarre s’ensuit qui fait des victimes. Parents et amis s’arment alors de couteaux, plus rarement de cocktails Molotov – les armes à feu sont inexistantes – et attaquent les policiers pour venger leurs proches. Les unités antiémeute appelées en renfort « nettoient » tout le quartier. Malgré la nature purement locale des heurts, les autorités accusent invariablement des « groupes terroristes séparatistes basés à l’étranger ».
Lors d’un incident majeur qui a secoué le village de Lukqun le 26 juin 2013 (bilan officiel 37 morts), les médias ont évoqué une étrange « piste syrienne » – hypothèse rejetée par les spécialistes qui ne croient pas à l’existence d’un réseau terroriste au Xinjiang. Pour Pékin, l’épisode de Lukqun a été jugé d’une gravité telle qu’il a déclenché une réunion immédiate de l’instance suprême, le Comité permanent du Bureau politique. Le lendemain, un membre de ce très puissant comité a été dépêché au Xinjiang où il a présidé une extraordinaire démonstration de force – une sorte de « 14 Juillet policier » au cours duquel des centaines d’hommes en tenue de combat appartenant aux différents corps de maintien de l’ordre ainsi que des dizaines de véhicules spécialisés ont défilé dans le centre d’Urumqi.
Que s’est-il donc passé à Lukqun pour justifier un tel branle-bas de combat ? Si l’on en croit la télévision chinoise qui a diffusé l’interview d’un assaillant capturé – et plus tard exécuté –, il s’agit d’un attentat aveugle monté par des « terroristes djihadistes fanatiques » afin de « semer la haine et le chaos dans une région jusqu’alors pacifique ». Aucune mention de contentieux ethnique. Les journalistes étrangers qui se sont rendus sur les lieux ont été refoulés.
Il y a eu beaucoup, beaucoup de villageois tués
En mars, soit huit mois après les faits, les check-points bloquent encore tous les accès. Nous avons cependant réussi à y pénétrer. Mais à Lukqun comme dans les villages proches, personne n’a accepté de répondre à nos questions. Seule exception, un jeune vigneron à qui nous demandions de confirmer le bilan de 37 morts a secoué la tête en murmurant : « Il y a eu beaucoup, beaucoup de villageois tués. » C’est à une trentaine de kilomètres de Lukqun que nous avons pu recueillir deux récits concordants, l’un auprès d’Emin, jeune paysan ouïgour rencontré dans une oasis, l’autre auprès d’un vendeur de fruits hui (Chinois musulman) croisé sur une aire d’autoroute. Selon eux, le déclencheur aurait été l’arrestation d’un groupe de jeunes femmes qui, malgré l’interdiction, sortaient dans la rue en voile semi-intégral. Les maris ayant accouru au poste, la discussion avait dégénéré entraînant des morts de part et d’autre. D’autres pieux musulmans auraient alors décidé d’attaquer les kaper (« infidèles » en ouïgour, mot désignant aussi bien les officiers han et les policiers de base ouïgours). La population s’étant révoltée, des « forces spéciales » appuyées par des blindés et des hélicoptères auraient alors mitraillé tout le quartier, faisant des dizaines de victimes. Pendant dix jours, le village avait été coupé du monde.
Je vois parmi mes étudiants, filles ou garçons, que l’islamisme radical progresse
Récit partiellement confirmé par un universitaire d’Urumqi originaire de la région. Selon ses sources, un groupe de wahhabites prosélytes, venus du sud de la province, s’étaient installés à Lukqun où ils prospéraient. Les cadres locaux ayant forcé les hommes à raser leur barbe et les femmes à enlever le voile, une explosion de colère populaire avait mis le feu aux poudres. « Depuis, tous les fonctionnaires sont consignés à leur poste sans jour de repos. Ça fait huit mois qu’ils font du porte-à-porte pour apaiser les esprits, et c’est loin d’être gagné », confie le professeur qui se dit très surpris par la montée, en nombre et en gravité, des affrontements. « Je vois parmi mes étudiants, filles ou garçons, que l’islamisme radical progresse. Nous ne comprenons pas les causes de cette brusque radicalisation. Et comme on nous empêche de mener des enquêtes, nous sommes condamnés à assister impuissants à cette alarmante dégradation. »
Si le pouvoir continue à les “antagoniser”, ils vont se tourner encore plus vers l’extrémisme
L’intellectuel dissident Wang Lixiong est un des rares Han à connaître et à aimer le Xinjiang. Selon lui, la rage des jeunes Ouïgours est alimentée par une série de maux insupportables découlant des politiques imposées par Pékin : chômage massif, marginalisation économique, répression religieuse et humiliation culturelle. L’exploitation du pétrole – un tiers des réserves chinoises – a entraîné certes un développement fulgurant. Mais celui-ci n’a profité qu’aux colons han et a entraîné l’afflux d’encore plus de Han. Ils constituaient 7 % de la population en 1949 et près de 40 % aujourd’hui. Les Ouïgours, qui n’en représentent que 45 %, se sentent de plus en plus étrangers dans leur propre pays.
« Si le pouvoir continue à les “antagoniser”, ils vont se tourner encore plus vers l’extrémisme, regrette Wang Lixiong. Le Xinjiang risque alors de devenir la Tchétchénie de la Chine. »
Détenu : Ilham Tohti, professeur courage
C’est un des rares intellectuels ouïgours à avoir percé au sein de la culture dominante han. À 44 ans, Ilham Tohti était une star dans sa fac, la prestigieuse université centrale des Minorités de Pékin, où il occupait une chaire de droit et d’économie. Des centaines d’auditeurs assistaient à ses conférences, séduits par cet esprit encyclopédique qui abordait des sujets très sensibles, comme les relations interethniques troublées au Xinjiang ou le contrôle du Web.
Le Web, il connaissait. Depuis 2005, il dirigeait un site bilingue, Uighur Biz, financé avec ses propres deniers afin d’« ouvrir une fenêtre sur le Xinjiang ». Uighur Biz était devenu une source précieuse sur la question ouïgoure. Tohti n’hésitait pas à répondre aux demandes de la presse étrangère. Il ne contestait jamais la présence chinoise au Xinjiang tout en se définissant comme « un militant de l’autonomie ouïgoure ».
D’autonome, le Xinjiang n’a que le nom. En fait, les droits civiques des Ouïgours sont encore plus réduits que ceux des Han. Le professeur analysait inlassablement les causes profondes des troubles : injustices économiques et sociales, raréfaction des terres suite à l’afflux de colons han, corruption et abus des cadres locaux, mépris pour la culture autochtone, disqualification insidieuse de la langue ouïgoure, pressions insupportables sur les pratiques religieuses, etc. Quand il parlait du Xinjiang, Tohti était intarissable. Mais son visage tendu révélait une inquiétude profonde. « Je suis constamment surveillé, nous avait-il déclaré en 2010. Les policiers ne cessent de m’avertir : “Attention, vous allez avoir des ennuis.” Pourtant, rien de ce que je fais ou dis n’est illégal. Si un intellectuel comme moi – avec ma notoriété et ma modération – renonce à s’exprimer, qui va défendre la cause ouïgoure ? On n’entendra plus que les vociférations des extrémistes… »
Tohti avait senti le vent du boulet après les émeutes d’Urumqi en juillet 2009. Accusé de « complicité » avec les « forces séparatistes », il avait été détenu au secret avant d’être relâché sous la pression internationale. Courageusement il continuait à entretenir le dialogue avec les élites chinoises – notoirement chauvines. Fin février 2013, alors qu’il s’apprêtait à se rendre aux États-Unis pour enseigner à l’université d’Indiana, la police lui avait confisqué son passeport.
Le pire s’est finalement réalisé le 15 janvier 2014 : après avoir fouillé son domicile et saisi ses ordinateurs, une vingtaine de policiers l’ont emmené sans préciser les chefs d’accusation. Plusieurs de ses étudiants sont également sous les verrous. Tohti est aujourd’hui détenu dans une des terrifiantes prisons d’Urumqi, à la merci de ces cadres locaux qu’il a si souvent critiqués. Accusé de menées « séparatistes », il risque la détention à perpétuité.
« En punissant cet intellectuel modéré, Pékin coupe de facto toute possibilité de dialogue avec la société ouïgoure, déclare Nicolas Becquelin de l’ONG Human Rights Watch. Comment lutter contre le radicalisme quand on ne laisse aux gens aucun canal d’expression pacifique ? »
Crimée : le dilemme de Pékin
— À l’heure où la grogne des minorités se fait de plus en plus assourdissante – attentats ouïgours, immolations tibétaines –, la question de la Crimée pose à la Chine un dilemme insoluble. Doit-elle soutenir Poutine, l’allié stratégique avec lequel elle partage tant de choix politiques ? Ou doit-elle au contraire continuer d’affirmer son attachement au principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’autres pays, ce qui revient à se désolidariser de Moscou ?
En s’abstenant de voter la résolution du Conseil de Sécurité condamnant le référendum en Crimée, Pékin a choisi de couper la poire en deux : ni désaveu clair de Poutine ni renoncement au principe de non-ingérence.
La Chine soutiendra certainement la Russie contre les représailles économiques, mais elle ne peut en aucun cas entériner le démembrement de l’Ukraine. Vue de Pékin, la notion même d’un référendum local est taboue, car il ne fait guère de doute que les populations concernées voteraient la sécession si on leur en laissait le choix. Or les régions dites autonomes dévolues à ces minorités – Xinjiang, Tibet, Qinghai et Mongolie-Intérieure – constituent un enjeu stratégique crucial : elles représentent la moitié du territoire chinois, et renferment la plus grande part des réserves d’énergie.
Parution Le NouveL observateur 27 mars 2014 – N° 2577