Au nord-ouest de l’Inde résident depuis bientôt cinquante ans le bouddha vivant et son gouvernement. Sans véritable espoir de retour… D’où l’impatience de la jeune diaspora

Spécial Tibet : le défi à la Chine 6/7


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Voir Dharamsala et mourir. Ils sont 2 000 à 3 000 Tibétains, de 6 à 75 ans, à défier chaque hiver les effrayants déserts glacés de l’Himalaya pour passer clandestinement au Népal ou en Inde. Pourquoi l’hiver ? Parce que les frontières sont moins gardées. Pourquoi affronter le froid, le gel, les risques de vol, de viol, et pire encore, les coups voire les balles des gardes-frontières chinois qui ont ordre de descendre les fuyards ? Pourquoi courir ces risques insensés ? Les réfugiés répondent sans hésiter : « Pour voir le Dalaï-lama ». C’est la motivation première, l’espoir sacré des 100 000 Tibétains qui ont réussi à rejoindre leur chef exilé à Dharamsala, dans l’extrémité nord-ouest de l’Inde, depuis la répression du soulèvement de Lhassa en 1959. C’est aussi le rêve secret de 99 % de leurs compatriotes. Tout le monde sait que depuis bientôt 50 ans, le Dalaï-lama reçoit chaque réfugié et écoute son histoire avant de lui donner sa bénédiction.

La seconde motivation des transfuges, c’est l’éducation. Au Tibet, les écoles sont chères, ou mauvaises, ou purement chinoises, ou carrément absentes (75 % d’analphabètes dans les régions tibétaines, le pire score en Chine). Dans les nombreuses institutions créées par les exilés, en revanche, l’enseignement est gratuit et de qualité (95 % de scolarisés dans la diaspora). Au Tibet, tous les lamas capables de dispenser une formation religieuse sérieuse sont « partis ». Dans les énormes monastères reconstruits dans le sud de l’Inde, les transfuges peuvent recevoir l’enseignement de grands maîtres érudits. Pour les Tibétains, l’Inde est la terre sacrée du bouddhisme, le havre des persécutés, l’eldorado des réfugiés économiques. Et Dharamsala, la Jérusalem céleste où trône le Dieu-Roi débonnaire qui a donné à son peuple un parlement élu, des institutions démocratiques et l’amitié du monde libre.

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Pourquoi alors cette mélancolie tenace qui suinte de toutes les pierres de Dharamsala, malgré la luxuriance tropicale et les singes batifolant dans les arbres ? À 10 heures de route de Delhi, sur les contreforts abrupts de l’Himalaya, Dharamsala semble posée en équilibre périlleux au bord des précipices. Tout est petit, étriqué, instable. Rues encaissées, maisons de poupée, placettes grandes comme un mouchoir de poche, lambeaux de quartiers dégringolant les à-pics rocheux… Et partout, une invasion d’officines de yoga, de massage, d’astrologie et divinations diverses offertes par des non-Tibétains aux non-Tibétains venus se payer à peu de frais un bain de New Age mâtiné d’exotisme. Partout des souvenirs à deux sous fabriqués au Népal ou – quelle ironie ! – en Chine. Et, à côté des centres de méditation où se pressent des néo-bouddhistes russes, bouriates, coréens, californiens, taïwanais, néo-zélandais ou israéliens, des bars tristes où d’autres Israéliens, ex-soldats fuyant un conflit sans fin, se pintent, se défoncent et se castagnent dans l’espoir d’oublier leurs propres traumatismes…

Nous sommes d’éternels réfugiés ici

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« Oh, comme Lhassa me manque ! » soupire Champa. Quand il était ado, à Lhassa, Champa se bagarrait avec des bandes rivales de gamins chinois. Inquiète de le voir virer voyou, sa mère avait payé 5000 yuans (500 euros) à un passeur pour l’emmener poursuivre ses études à Dharamsala. Aujourd’hui, à 25 ans, Champa a « réussi ». Il possède un web-bar branché, et s’implique activement dans l’accueil des nouveaux réfugiés. Mais il n’est pas heureux. Il n’aime pas la cuisine indienne, ni la mousson et sa chaleur d’étuve, ni la musique de Bollywood. Surtout, il n’est pas, il ne sera jamais chez lui, dans ce cul-de-sac de l’exil triste, si près et pourtant si loin des immensités tibétaines. « Nous sommes d’éternels réfugiés ici. L’Inde nous tolère tout juste et peut nous expulser à tout moment. Et je me dis parfois que j’ai plus de chance d’aller en Patagonie qu’au Tibet, qui est à peine à 120 km derrière ces montagnes », sourit-il tristement.

Je plains tant les jeunes qui doivent se dédier à un pays qu’ils n’ont jamais vu ! 

En Patagonie ou ailleurs. Les jeunes exilés rêvent d’aller vivre dans un pays qui leur donnera la naturalisation, et ce précieux passeport sans lequel on ne peut décrocher le visa chinois qui permet d’aller, au moins une fois dans sa vie, se remplir les yeux et les poumons de l’atmosphère des hauts plateaux. « Je plains tant les jeunes qui doivent se dédier à un pays qu’ils n’ont jamais vu ! » s’exclame Lhasang Tsering. 55 ans, une barbiche suave mais les yeux pleins d’éclairs, ce célèbre combattant de la cause est un bloc d’amertume. L’exil, et surtout l’inaction forcée, semblent le ronger de l’intérieur. Aujourd’hui patron d’une petite librairie à Dharamsala, il avait à 18 ans rejoint la poignée de guérilleros qui combattaient l’invasion chinoise à partir du Mustang, au Népal, avec l’aide parcimonieuse de la CIA. Mais la reconnaissance par Nixon de la Chine de Mao avait mis fin à l’appui américain. Le coup de grâce, ce fut l’ordre exprès du Dalaï-lama d’arrêter toute opération militaire. « Des commandants se sont suicidés, se souvient Lhasang avec émotion. D’autres ont été tués ou jetés en prison au Népal. Les survivants ont fini manœuvres sur les chantiers de construction des bâtiments publics de Dharamsala… »

Lhasang Tsering

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Où sont passés l’esprit de résistance, l’aspiration ardente à la liberté qui animaient sa jeunesse ? « J’ai tenté de dire à Sa Sainteté qu’il ne devait pas renoncer à la liberté. Dans sa grande sagesse, il en a décidé autrement et devant le Parlement européen à Strasbourg en 1985, il a publiquement renoncé à l’indépendance. Mais comment lutter si on ne sait pas pourquoi on lutte ? » Sous la vénération obligée, pointe une rage péniblement réprimée. Lhasang parle de la « confusion des âmes », de « l’hémorragie d’énergie », de la « violence morale » qui consiste à « interdire de résister à la force brutale »…

Nous frappons là où le bât blesse : l’image avantageuse et fausse que la Chine tient à donner d’elle-même au monde

Écartelés « entre leur Dieu et leur pays », dépossédés de leur cause par « des leaders qui raisonnent comme des saints » – le professeur de philosophie Samdhung rimpoche, Premier ministre élu, « est également lama », précise Lhasang – les exilés n’en peuvent plus de cette vertueuse impuissance. L’impatience flambe avec la proximité des JO de Pékin. Indépendantiste affirmé depuis l’origine, le Congrès de la Jeunesse tibétaine – dont le premier président fut Lhasang Tsering – vient de former, avec quatre autres grandes ONG de Dharamsala, un « mouvement de résistance » qui se veut rien de moins que le « nouveau soulèvement du peuple tibétain au Tibet et en diaspora ». L’avenir dira si le Tibet leur emboîtera le pas. Mais du côté des exilés, la marmite bout. Déjà l’été 2006, des militants de l’ONG Students for a Free Tibet (SFT) ont mené des opérations spectaculaires qui ont fait la une des médias internationaux. Accompagné de quatre Américains, le Tibéto-New-Yorkais Tenzin Dorjee a pu pendant une demi-heure tenir une « cérémonie tibétaine d’ouverture des JO » au camp de base de l’Everest, avec déploiement d’une grande banderole « Free Tibet », torche tibétaine et hymne national tibétain. Quand la police est intervenue, les images filmées sur un téléphone portable étaient déjà disponibles sur YouTube. Parallèlement, à Pékin, pendant que six militants de SFT équipés en varappeurs déployaient une gigantesque banderole sur la Grande Muraille, la présidente de SFT, la Tibéto-Canadienne Lhadon Tethong interpellait le président du Comité Olympique Jacques Rogge, scène enregistrée par sa web-cam et retransmise en direct par les serveurs de SFT à New York. Rapidement arrêtés, rapidement expulsés – passeports étrangers obligent – ils sont devenus à Dharamsala les stars d’une génération affamée d’action. « Nous voulons protester par des moyens inventifs et hautement visibles. La non-violence, c’est l’influence du Dalaï-lama. Mais pour nous, c’est un choix stratégique, précise la présidente. Nous frappons là où le bât blesse : l’image avantageuse et fausse que la Chine tient à donner d’elle-même au monde ». Message aux stratèges chinois qui espèrent voir le problème tibétain mourir avec la mort du Dalaï-lama : mauvais calcul.

Vidéo : entretien avec Lhasang Tsering

Vidéo : entretien avec Tenzin Dorjee et Lhadon Tethong


Parution Le Nouvel Observateur 17 janvier 2008 — N° 2254