La résistance par la religion. Malgré la Révolution culturelle et le contrôle policier, les Tibétains n’ont jamais renoncé à leur foi. Au grand dam des autorités chinoises qui veulent dicter les réincarnations.
Spécial Tibet : le défi à la Chine 7/7
Il y a trois mois, le 17 octobre 2007, le petit monastère de Sengesong, dans la province de l’Amdo (Qinghai en chinois) est envahi au milieu de la nuit par des villageois hilares qui font sauter des pétards et chantent dans la fumée du genévrier et les bruits de pétard. Il faudra trois heures à la police locale pour comprendre qu’ils sont en train de célébrer la médaille d’or du Congrès américain qui vient d’être remise au Dalaï-Lama lors d’une cérémonie suivie en direct sur une radio américaine en langue tibétaine. « Ils ont dû appeler en renfort plusieurs centaines de policiers et cerner le monastère pour réussir à refouler les habitants surexcités vers leurs foyers », raconte, sourire en coin, un moine de Sengesong. Au même moment, le même phénomène éclatait partout sur le haut plateau, de la place ultra-fliquée du Jokhang à Lhassa, aux villages en nid d’aigle du Kham oriental, en passant par les campements de nomades de l’Amdo. Malgré la censure des médias et le risque de répression, les foules avaient décidé de témoigner leur fierté et leur amour pour leur chef exilé.
Abasourdis, les Chinois prennent conscience de la popularité toujours au zénith de celui que les médias officiels s’acharnent pourtant à discréditer : un vil « séparatiste » vendu aux intérêts impérialistes, uniquement soucieux de récupérer son trône, de rétablir les privilèges pour les nobles et le servage pour les humbles. « Un loup en robe de moine », accuse le Quotidien du Peuple. La possession d’une photo du Dalaï-Lama est passible de prison. Une déclaration d’allégeance envers lui peut valoir des années en camp de travail assorties de brutalités dont Amnesty dresse la liste horrifiante.
Rien n’y fait. Tous les Tibétains continuent de souhaiter ardemment obtenir la bénédiction de la réincarnation d’Avalokiteshvara, le Boddhisattva de la Compassion. Bien qu’ayant atteint l’Éveil qui lui permet de se libérer du samsara, le cycle sans fin des naissances et des morts, le Boddhisattva a choisi de se réincarner, afin de guider tous les êtres sur la voie de la libération. Son contact est réputé protéger contre les malheurs en cette vie et une renaissance « défavorable » dans la prochaine. Surtout, le Dalaï-Lama concentre au plus haut point ce que la psyché tibétaine tient pour le trésor suprême : un immense savoir joint à une immense miséricorde.
En juillet 2006, une simple rumeur a suffi pour que des dizaines de milliers de nomades – 100 000 selon certains – convergent vers le monastère de Kumbum, dans l’Amdo, obligeant les autorités à déployer en catastrophe des forces antiémeutes. Le bruit s’était répandu par SMS que Sa Sainteté rentrait en Chine pour faire ses dévotions dans ce haut lieu proche de son village natal. Quelques mois plus tôt, les foules avaient manifesté sans ambiguïté leur adhésion absolue à leur Dieu-Roi. Lors d’un enseignement public en Inde du Sud, il avait suffi que le Dalaï-Lama lance un appel pour la préservation d’espèces menacées comme le tigre, le léopard ou le lynx. En quelques jours, dans toutes les localités tibétaines, des habitants se sont réunis spontanément pour brûler en public des monceaux de fourrures, de brocard bordés des précieuses peaux. Un sacrifice extraordinaire, car ces costumes chamarrés que les nomades exhibent fièrement lors des traditionnelles courses de chevaux coûtent une véritable fortune : 30 000 yuans (3 000 €) voire 80 000 yuans (8 000 €) le vêtement décoré de peaux de tigre. Le trésor parti en fumée dans la seule région orientale du Kham a été estimé à 75 millions de dollars ! Furieuses de cet étalage de loyalisme, les autorités ont interdit les autodafés. Comble d’ironie, alors que la Chine cherche depuis des années à persuader les nomades de renoncer à leurs costumes traditionnels, le port de ces fourrures est désormais obligatoire pour tous les personnels payés par l’administration !
Longtemps, les communistes triomphants ont voulu « sauver » les Tibétains de l’aliénation religieuse, les « éduquer » dans la voie du socialisme. L’irrédentisme tibétain s’appuyant sur les monastères, dès la « libération pacifique » de 1951, les régions orientales du Tibet historique ont été sauvagement écrasées. Avec l’insurrection de Lhassa en 1959 et la fuite du Dalaï-Lama en Inde, la répression s’est étendue au Tibet central jusque là épargné. La Révolution culturelle, et son maelstrom de destructions a ravagé le Tibet plus que toute autre partie de la Chine. À la fin des années 70, il ne restait qu’une poignée de monastères sur les milliers que comptait le Tibet, les temples étaient transformés en porcherie, les lamas trimaient dans les goulags ou avaient été mariés de force.
Les mandarins rouges ont alors cru que la fureur révolutionnaire avait fini par avoir raison de la légendaire ferveur tibétaine. Dès son arrivée au pouvoir en 1977, Deng Xiaoping autorise la reconstruction des monastères. Avait-il prévu la frénésie qui a alors saisi toute la population tibétaine, investie corps et âme dans cette entreprise réputée la plus bénéfique pour le karma ? Les lieux saints ont été restaurés à une vitesse fulgurante, accompagnés des moulins à prières, des chapelets, des mantras, des robes lie-de-vin et des chants graves des collèges de lamas… Une renaissance qui a dégénéré en révolte ouverte en 89, réprimée dans le sang par Hu Jintao, l’actuel président chinois alors patron du Parti au Tibet.
Depuis, le pouvoir ne jure plus que par le contrôle des institutions religieuses. Le nombre de pensionnaires dans les monastères est soumis à quota. Des campagnes d’« éducation patriotique » visent à inculquer à tous les moines et nonnes une vision « correcte » de la religion, de la loi, de l’histoire. Elles se concluent toujours par une déclaration écrite de désaveu du Dalaï-Lama. Ceux qui s’y refusent sont renvoyés du couvent, voire jetés en prison où l’« éducation » virent à la torture nue. Plusieurs nonnes âgées de 15 ans à peine ont tenu tête, au prix de souffrances effroyables, à cette entreprise de destruction morale.
Voici que, depuis quelques années, les civils rejoignent les rangs de ces irréductibles. Dernier incident en date, Runggye Adak, un chef nomade respecté de Lithang, dans le Kham (province du Sichuan), prend la parole l’été dernier lors d’une fête traditionnelle, et appelle au retour du Dalaï-Lama. Son arrestation donne lieu à des heurts avec les bandes de nomades. Jugé en un temps record, il est condamné à 8 ans de prison. À Lithang, la situation reste extrêmement tendue. Plus au Nord, en Amdo, près du grand monastère de Labrang, sept ados sont arrêtés et gravement maltraités pour avoir évoqué le Dalaï-Lama sur des graffitis. Leur cas est encore sous investigation.
Pourquoi la loyauté des Tibétains à un guide suprême qu’ils n’ont pas vu depuis bientôt cinquante ans ne faiblit-elle pas ? Aux yeux du pouvoir, la réponse est à chercher du côté des religieux habiles à manipuler les cœurs de leurs fidèles. D’où une intensification de la bataille bizarre, venant d’un régime radicalement athée, pour le contrôle de ceux qu’on appelle au Tibet les « Tulku », c’est-à-dire les réincarnations de dignitaires religieux. Il en existe plusieurs milliers qui jouissent d’une vénération considérable. Les premières lances ont été brisées en 1995, à propos du choix du Panchen Lama, deuxième dignitaire du bouddhisme tibétain. L’enfant choisi par le Dalaï-Lama a été retiré de la circulation par les Chinois, remplacé par un autre enfant du même village, fils d’un membre du PC… Ce « faux Panchen » aujourd’hui âgé de 18 ans, réside à Pékin. Quand il se rend au Tibet, sous forte garde, ses audiences sont si maigres que le pouvoir a renoncé à le faire parader. Autre déconvenue, le Karmapa, 3e plus grand tulku, qui avait été adoubé à la fois par le Dalaï-Lama et Pékin. Élevé au Tibet sous le contrôle de lamas dociles, le jeune Karmapa âgé alors de 16 ans a pourtant porté un coup fatal aux espérances de normalisation en faisant défection en 1999 au profit de Dharamsala.
Fin 2007, la Chine a annoncé des mesures visant à soumettre les tulkus à l’approbation de Pékin. En ligne de mire, la succession du Dalaï-Lama âgé de 72 ans. Un nouveau micmac de vrais-faux tulkus en perspective. Mais il n’est pas sûr que cela suffise à briser l’âme des Tibétains.
Résurrection d’un monastère
L’éclatement de l’espace tibétain sur cinq provinces entraîne des conséquences paradoxales, en particulier sur le plan des libertés religieuses. Ainsi, ce n’est pas dans le Tibet dit « autonome », mais dans l’Amdo (province du Qinghai au Nord Est) et surtout dans le Kham oriental, rattaché à la province du Sichuan, que la renaissance monastique est la plus brillante. Localement, l’attitude des autorités est bien plus souple qu’à Lhassa. En 1980, cette relative ouverture a permis à Khenpo Jigme Phuntsok de créer, avec une centaine de ses disciples, un modeste ermitage dans une vallée reculée de Serthar. En dix ans, les pentes nues des collines se sont peu à peu couvertes de milliers de cahutes en rondins ou en pisé, bâties par les disciples attirés par le charisme du grand érudit, œcuméniste convaincu, ouvert à toutes les écoles bouddhiques. Le célèbre Larong Gar, sans doute la plus colossale des « académies » bouddhiques au monde, est ainsi sorti de terre, avec à son apogée quelque 15 000 moines et nonnes, des initiations tantriques célèbres dans toute l’Asie, des aspirants venus de Taïwan, Singapour, Malaisie, etc. Et surtout un millier de moines chinois, installés à demeure dans ce campement monastique totalement étranger à leur propre tradition bouddhiste, reçoivent des enseignements en traduction chinoise simultanée !
Une douzaine d’autres chögars sont créés à la même époque, toujours dans le Kham, autour de la poignée des grands maîtres mystiques qui n’ont pas rallié l’exilé de Dharamsala. La moitié des disciples qui se présentent à ces institutions plus ouvertes que les rigides monastères traditionnels du Tibet, sont des nonnes venues de couvents où la formation théorique est très rudimentaire. Dans les chögars, elles ont accès aux mêmes enseignements (philosophie, logique-épistémologie, débat théologique), aux mêmes initiations spirituelles (méditation, pratique tantrique) que les moines.
Inquiets de l’extension rapide de Larung Gar et de la renommée fulgurante de son lama, les autorités décident de mettre un coup d’arrêt à ce qu’elles perçoivent comme une menace. En 2001, un millier de baraques sont démolies manu militari, les pensionnaires chinois étant les premiers à subir l’expulsion. Le supérieur Kenpo Jigme Phuntsok meurt en 2003. Mais l’héritage est bien vivant. Une centaine de geshe, équivalent de docteurs en théologie, ont été formés, certains partent enseigner en Chine, en Inde, en Asie. Aujourd’hui, malgré un accès contrôlé, environ 6000 moines et nonnes résident à Larung Gar, ainsi qu’un millier de fidèles laïques. Malgré l’interdiction faite aux lamas d’enseigner à des Chinois, de plus en plus de jeunes Chinois partent vers les vallées lointaines du Kham pour obtenir l’initiation spirituelle introuvable en Chine.
Parution Le Nouvel Observateur 17 janvier 2008 — N° 2254