Comme des dizaines de milliers de petits Chinois, Jiacheng a été kidnappé. Depuis six ans, son père le recherche à travers tout le pays. Sans aucun soutien des autorités

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Chaque soir, c’est le même cirque : fou d’excitation, le petit Jiacheng, un adorable bambin d’un an, veut jouer avec son père jusqu’au bout de la nuit. Ses parents ont le plus grand mal à le persuader de s’endormir. « Ce jour-là, j’ai dû jouer avec lui jusque vers minuit, se souvient Wu Xinghu. Puis je l’ai placé au fond du lit, contre le mur, pour éviter tout risque de chute. Nous nous sommes couché ma femme et moi, et comme toujours, Jiacheng s’est endormi dans mes bras. »

Ma tête allait exploser. Je ne comprenais rien, je savais seulement que mon fils avait disparu

C’était le 10 décembre 2008, une date que Wu Xinghu ne pourra jamais oublier. Deux heures plus tard, émergeant avec peine d’un sommeil bizarre et nauséeux, il cherche instinctivement le bébé sous la couette, par terre… Le gosse est introuvable, et la porte de la chambre est grande ouverte. À moitié nu, il se précipite dans la nuit glacée et se fige, hébété, devant le portail béant comme une gueule noire. « Ma tête allait exploser. Je ne comprenais rien, je savais seulement que mon fils avait disparu. » Wu Xinghu veut enfiler son manteau et se lancer à la poursuite de n’importe quelle ombre. Mais il ne trouve rien à se mettre. « Ils avaient emporté toutes nos fringues pour nous empêcher de les suivre. Je me suis mis à hurler. Ma femme était comme folle… »

Ils nous ont drogués, c’est certain, pour nous voler notre enfant

Les voisins accourent, préviennent la famille. Les hommes passent la nuit à fouiller les alentours à la lueur des lampes torche. Il n’y a pas de policiers dans ce tout petit hameau de 200 habitants, perdu dans la campagne pauvre du Shaanxi. Il faut attendre neuf heures du matin pour se présenter au poste du chef-lieu. À force de questionner les villageois, Wu Xinghu comprend que le rapt était mûrement préparé. La veille, une 4 x 4 noire avait suivi le vélo de sa femme pendant qu’elle emmenait le bébé au dispensaire pour le faire vacciner. La même voiture était restée longtemps parquée devant leur maison avec ses trois passagers. Le chauffeur était descendu bavarder avec un gamin du village et avait demandé si le bébé des Wu était une fille ou un garçon. Une fois les lumières éteintes, ils étaient passés à l’action. Des empreintes de chaussures sur la paroi de la chambre juste sous la fenêtre haute montraient que les ravisseurs s’étaient introduits en escaladant le mur extérieur. Puis ils étaient ressortis par la grande porte en laissant tout ouvert, sans que personne ne se réveille. Il n’y avait qu’une explication : ils avaient dû diffuser un gaz soporifique par la fenêtre haute toujours entrouverte à cause du poêle à charbon. « Sinon, comment est-ce possible que nous n’ayons rien senti pendant qu’ils nous enjambaient pour s’emparer du bébé ? Qu’on n’ait pas été réveillés par le boucan que fait le portail en fer quand on l’ouvre ? Ils nous ont drogués, c’est certain, pour nous voler notre enfant. »

“Il a dû se perdre”

Le lendemain, à 9 heures, Wu Xinghu et sa femme sont au poste de police. Les flics haussent les épaules quand Wu parle d’enlèvement : « Pourquoi diable quelqu’un voudrait piquer votre gosse ? Vous n’êtes pas si beaux que ça ! Il a dû se perdre quelque part, vous auriez dû mieux le surveiller. » Wu Xinghu insiste et obtient que le commissariat de la préfecture soit informé. « Je pensais que la police criminelle allait lancer une enquête. Ils sont venus le surlendemain, ont posé quelques questions, pris quelques photos. Et puis plus rien. J’ai compris qu’on ne pouvait pas compter sur eux. »

Pourquoi diable quelqu’un voudrait piquer votre gosse ? Vous n’êtes pas si beaux que ça !

Pendant des mois, les policiers refusent même d’enregistrer une plainte, le poste et le commissariat se renvoyant la balle. Wu comprendra bien plus tard la raison de ce ping-pong bureaucratique. Ouvrir une enquête, c’est reconnaître qu’il y a eu un problème et risquer d’être réprimandé par les autorités de l’échelon supérieur. Mieux vaut dégager sa responsabilité, sortir les cas épineux des statistiques et surtout, continuer à ne rien faire. C’est d’ailleurs Wu aidé de ses amis qui mène l’enquête à la place des pouvoirs publics. Il écume la région à la recherche de témoins ayant aperçu la 4 x 4 noire et réussit presque à reconstituer le numéro minéralogique. « Je pensais qu’ils allaient comparer avec les photos automatiques des portiques de contrôle sur les routes. Les flics m’ont dit : inutile, c’est sûrement une fausse plaque… »

Pendant une tournée à Hangzhou, Wu Xinghu colle des avis de recherche d’enfants volés, dont celui de son fils, Jiacheng.

Pendant une tournée à Hangzhou, Wu Xinghu colle des avis de recherche d’enfants volés, dont celui de son fils, Jiacheng.

Quand Wu demande que soit dressé un portrait du chauffeur de la 4 x 4 à partir des souvenirs encore frais du gamin qui lui avait parlé, on lui répond que c’est un service payant et très cher. Par chance, une connaissance versée en informatique réalise gratuitement le précieux portrait-robot. La police, qui veut éviter toute « mauvaise publicité », refuse de le publier. C’est beaucoup plus tard que la chaîne locale, alertée par Wu Xinghu, diffusera l’image, mais les malfaiteurs ont largement eu le temps de disparaître.

En réalité, ils ne cherchaient qu’une seule chose : enterrer l’affaire

Au cours de ses pérégrinations, Wu apprend que dans un canton voisin, un enfant de neuf mois a été enlevé dix jours plus tôt, dans des conditions identiques. Au poste de police du lieu, personne n’est au courant et personne ne veut lever le petit doigt. Motif : « Il y a trop de fausses histoires d’enlèvement. » Wu finit par localiser la famille, mais malgré les similitudes, cette dernière refuse de poser une plainte commune. Pourquoi ? « Le chef de la police les avait persuadés qu’il valait mieux garder le secret afin de ne pas alerter les trafiquants, pour garder une chance de les attraper lors d’un prochain kidnapping ! En réalité, ils ne cherchaient qu’une seule chose : enterrer l’affaire. »

Inertie de l’appareil

Quelques semaines plus tard, il apprend qu’une 4 x 4 noire a été repérée à Liuyang, dans la province voisine du Hunan, en même temps qu’une série de disparitions d’enfants. Il se précipite au commissariat de Liuyang. « On me dit : mais c’est bientôt la Fête du Printemps, tout le monde part en congé. J’attends qu’ils rentrent de vacances. Et là ils me disent : d’accord, on peut vous donner un policier pour vous accompagner sur les lieux, ça vous coûtera 30 000 yuans (4 200 euros) plus les frais. Tout ça sans facture ni garantie qu’ils fassent quoi que ce soit ! Où j’allais trouver 30 000 yuans ? Moi je ne gagne pas autant en une année. Ces flics, c’est pire que les mafieux ! Les truands, eux, ont au moins le respect de la parole donnée… »

Ces flics, c’est pire que les mafieux ! Les truands, eux, ont au moins le respect de la parole donnée…

Quand le drame s’est abattu sur Wu Xinghu, le système dans lequel il vivait sans se poser de questions lui a soudain montré son vrai visage. Pas celui d’un Parti « au service du peuple » comme le prétend la propagande. Ni celui d’autorités publiques acharnées à « combattre le crime et protéger les innocents ». Ce que le rapt lui a appris, c’est l’insondable indifférence du pouvoir, l’inertie de l’appareil et l’absence totale d’empathie des fonctionnaires – quand ce n’est pas leur hostilité ouverte. Comme tous les paysans, Wu Xinghu savait bien que les puissants étaient égoïstes, corrompus et tyranniques. Il ne savait pas à quel point.

Jusqu’à ses trente ans, Wu se considérait presque comme un chanceux. Il était conducteur d’excavatrice, une assez bonne situation pour un paysan du Shaanxi. Il s’était marié un peu tard, à 28 ans, ayant tenu à bâtir d’abord la maison qui abriterait sa future famille. Après la naissance du petit Jiacheng, Wu s’est juré que son fils échapperait à la pauvreté. Alors que tant de petits campagnards sont laissés à eux-mêmes et grandissent comme des sauvageons en l’absence des parents partis trimer dans les mégapoles lointaines, Wu s’est débrouillé pour trouver du travail près de chez lui et rentrer chaque soir à la maison. Il gagnait assez pour que sa femme puisse consacrer tout son temps au bébé. Plus tard, Jiacheng irait à l’université, il aurait un bel avenir.

Depuis la catastrophe, la mère est plongée dans l’égarement. Elle passe ses journées à bercer une sorte de poupée qu’elle a fabriquée en bourrant les vêtements du bébé et en attachant une balle à la place de la tête. Wu combat le désespoir en courant après l’indice le plus insignifiant. Il sait qu’il va consacrer sa vie à la recherche de l’enfant, qu’il sera rarement présent pour sa femme. Peut-être vaut-il mieux qu’ils divorcent ? La naissance d’une petite fille en 2010 va ressouder le couple. Elle s’occupera de la petite pendant que lui cherchera l’aîné.

Les parents et la sœur de Jiacheng, dans leur maison près de Xian, en 2011. Sur les genoux de la mère, une photo du petit garçon, enlevé le 10 décembre 2008 à l’âge de 1 an.

Les parents et la sœur de Jiacheng, dans leur maison près de Xian, en 2011. Sur les genoux de la mère, une photo du petit garçon, enlevé le 10 décembre 2008 à l’âge de 1 an.

Wu est par monts et par vaux, collant partout des affichettes où la photo du bébé côtoie celle du trafiquant, explorant les pistes les plus improbables. Parfois, c’est un escroc qui l’attire à l’autre bout du pays et lui soutire de l’argent avant de s’évaporer. Ou bien un bon cœur qui a remarqué un enfant « suspect » et cru reconnaître le petit Jiacheng dont la photo commence à circuler. Ce n’est jamais Jiacheng, mais c’est bien souvent un enfant volé. Il en existe des centaines de milliers dans toutes les régions de Chine. On estime à 80 000 le nombre d’enfants kidnappés chaque année dans le pays. Partout, Wu croise des familles foudroyées. Beaucoup sont amorphes, vidées de tout réflexe d’espoir. D’autres veulent croire que la police retrouvera leur enfant par un coup de filet magique. La plupart sont trop effrayées pour oser élever la moindre protestation.

Horrible commerce

avis-de-recherches-2Wu rencontre aussi des parents courageux avec lesquels il entame la bataille pour obtenir l’enregistrement de leurs plaintes. Ils se retrouvent devant la préfecture, brandissant des banderoles pleines de photos de gosses. On leur envoie la brigade anti-émeute, on confisque leur matériel, on les renvoie sous bonne garde chez eux où la police leur passe un savon. Loin de se soumettre, ils se donnent rendez-vous à Xian, la capitale provinciale, pour un sit-in en silence et à genoux devant le Bureau régional de la sécurité publique. Embarrassés, les édiles promettent de débloquer leurs dossiers. Rien ne vient. Il faudra attendre 2010, et un autre sit-in plus audacieux avec seize autres familles, cette fois devant le siège du redoutable Gong’anbu, le Ministère de la Sécurité publique, pour que les plus hautes autorités ordonnent aux branches locales de police d’enregistrer les plaintes. Ce qui sera fait un an et demi après le rapt de Jiacheng.

Les gens sont tout d’abord incrédules, comme je l’étais avant l’enlèvement de mon fils. Ils n’ont aucune idée de la gravité du danger

Wu continue sa propre enquête, grâce aux informations qui lui parviennent à travers le réseau impressionnant qu’il s’est peu à peu constitué. Il est persuadé aussi qu’il faut combattre le fléau dans l’opinion publique. Avec trois des pères les plus actifs, ils partent pour des « tournées de sensibilisation » de plusieurs semaines, conduisant à tour de rôle un minibus transformé en panneau ambulant. Chaque jour, ils choisissent une place, étalent leurs banderoles et diffusent des chansons émouvantes. Partout, ils suscitent l’intérêt et l’effroi. « Les gens sont tout d’abord incrédules, comme je l’étais avant l’enlèvement de mon fils. Ils n’ont aucune idée de la gravité du danger. Nous leur disons que personne n’est à l’abri, que chacun doit faire très attention à ses enfants s’il veut éviter de connaître notre douleur ».

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Au cours de ses tournées dans les provinces les plus infestées de trafiquants – Henan, Shandong, Hebei – Wu découvre que l’horrible commerce est devenu une industrie avec une véritable spécialisation des tâches. Il y a les « mineurs » qui « extraient » la marchandise. Les « transporteurs » qui l’acheminent vers la « plate-forme de tri » située dans la région de Zhumadian. Cette ville du Henan était un relais important déjà sous les Tang, en particulier pour le transport des lychees, fruit tropical dont raffolait la cour de Xian.

Aujourd’hui, le flux s’est inversé, c’est le Nord qui « exporte » ses enfants vers le Sud, mais ce sont toujours les « agents » de Zhumadian qui gèrent le transit. Le réseau s’est adjoint des « protecteurs », des policiers et des juges locaux chargés de bloquer toute interférence extérieure. Sans oublier le « contrôle qualité », confié aux hôpitaux où chaque enfant subit un check-up préalable à la signature de la transaction… Le circuit est si élaboré, l’enfant passe par tant de mains avant d’arriver à destination, qu’il ne suffit pas d’arrêter le voleur pour le récupérer, il faut démanteler toute une filière.

Les deux caractères en rouge signifient : « je cherche mon enfant »

Les deux caractères en rouge signifient : « je cherche mon enfant »

Cette industrie occulte génère l’équivalent de centaines de millions d’euros chaque année. Les bébés mâles, les plus convoités, peuvent être revendus 100 000 yuans (14 000 euros), et parfois le double, à des familles fortunées du Sud, là où la tradition clanique exige un fils pour perpétuer le nom. Ces enfants-là seront traités comme des princes et hériteront de la fortune de leurs nouveaux parents. Les petites filles, elles, intéressent peu les familles. Elles sont plutôt promises à la prostitution.

Mais il y a plus abject encore : bien qu’ils rapportent moins d’argent, des garçons de sept à dix ans sont enlevés pour le compte de criminels qui les forceront à mendier, parfois après les avoir estropiés ; ou à de patrons d’usines, de mines et autres briqueteries clandestines qui les soumettront à l’esclavage du travail forcé. Ou encore, summum d’horreur, de réseaux qui les exploiteront comme des gisements vivants d’organes à vendre. En août 2013, le scandale révoltant d’un petit garçon de 6 ans kidnappé et retrouvé énucléé est venu confirmer les pires rumeurs.

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Wu Xinghu se répète chaque jour que son adorable Jiacheng a certainement atterri dans une famille riche où on lui prodigue l’éducation d’un futur héritier. Mais comment en être sûr ? Wu connaît trop d’histoires de bébés tombés malades pendant le transport, de destinataires refusant de les acheter. Dans ces cas, les trafiquants les jettent purement et simplement quelque part au bord d’une route de campagne. Si par chance le petit malade survit, il peut être repris par un réseau de mendicité ou de vente d’organes. Cette idée peuple de cauchemars les nuits de Wu Xinghu.

Jamais les orphelinats ne répondent à nos questions ni ne nous laissent entrer même quand nous avons des informations plausibles

Dans le meilleur des cas, une victime aboutit à l’orphelinat. Tout comme les enfants arrachés des mains des kidnappeurs, dans les rares cas de démantèlement d’un réseau. Mais aussi choquant que cela puisse paraître, les orphelinats chinois ne sont pas tenus de rendre les petites victimes à leur famille. « Ce sont des organismes très opaques dont le but principal semble être de faire de l’argent. On ne sait pas quel budget ils reçoivent de l’État ni combien ils ont de pensionnaires. Comme il s’agit d’enfants abandonnés, ils estiment que personne n’a de comptes à leur demander. Mais nous, nous n’avons pas abandonné nos enfants, s’énerve Wu Xinghu. Le mien est peut-être dans leurs mains, qui sait ? Jamais les orphelinats ne répondent à nos questions ni ne nous laissent entrer même quand nous avons des informations plausibles. En revanche, ils accueillent à bras ouverts les couples étrangers qui, il est vrai, versent de substantielles “contributions” en échange du droit d’adopter… »

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La Chine, on le sait, n’a plus de boussole morale. Après avoir systématiquement détruit les valeurs traditionnelles, le Parti a fini aussi par jeter aux orties l’idéologie communisme et le peu d’humanisme qu’elle pouvait encore comporter. Au sommet, règne désormais le duo de fer du pouvoir et de l’argent. Le pouvoir, monopole du Parti, l’argent, nouvel idéal collectif. Le sort des bébés volés jette une lumière crue sur le degré de déshumanisation d’un système dont les rouages à tous les niveaux – services sociaux, police, justice, hôpitaux… – ne semblent préoccupés que par le souci de se tailler une part de l’infâme gâteau.

Enfants “suspects”

Mais il arrive aussi à Wu de croiser des individus secourables, même là où règne la logique glacée du pouvoir. Par exemple, dans beaucoup d’orphelinats, les « comités de bénévoles », sortes d’associations, acceptent d’aider les parents en cachette de leur direction. Grâce à ces âmes charitables, Wu a souvent réussi à pénétrer dans ces « bâtisses lugubres gardées comme des prisons » pour vérifier de visu si tel enfant qu’on lui avait signalé n’était pas le sien.

Il y a un an, un petit patron du Zhejiang rencontré par hasard lui a offert un tricycle pour lui permettre, entre deux tournées de minibus avec ses amis, de continuer à sillonner le pays à la recherche de Jiacheng. « Depuis que je circule à une allure d’escargot, je rencontre encore plus de personnes douées de cœur et de compassion. » Comme ces patrons de bouis-bouis où il s’arrête pour manger et qui refusent de le faire payer. Ces anonymes qui l’hébergent pour la nuit, lui offrent une couverture matelassée quand il fait froid, une bouteille d’eau quand il fait chaud… « Je trouve aussi partout des journalistes sincères prêts à m’aider. Il y en a qui m’accompagnent quand je vais vérifier un signalement dans un bled de leur région. Du coup, tout est différent : les flics sont respectueux, coopérants, ils nous invitent même à dîner ! »

Mais je ne peux pas dire que j’en ai sauvé un seul. Même quand on a prouvé qu’un gosse est issu du trafic, rien ne se passe

En 2011, la société civile se réveille brusquement. Des bénévoles créent des sites où les familles peuvent poster leur histoire, des anonymes publier des photos d’enfants « suspects ». Les sympathisants s’en servent pour soutenir l’effort de recherche des familles, leur fournir des pistes, voire faire pression sur les autorités locales pour répondre à leurs demandes. Wu Xinghu peut compter sur l’aide de ces ONG informelles. De son côté, il les informe des nombreux cas d’enfants « suspects » qu’il lui arrive de découvrir au cours de ses investigations.

Dans six ou sept cas, il a même pu apporter la preuve qu’il s’agissait bien d’enfants kidnappés. « Mais je ne peux pas dire que j’en ai sauvé un seul, avoue-t-il sombrement. Même quand on a prouvé qu’un gosse est issu du trafic, rien ne se passe. Avec la meilleure volonté, la police locale est incapable de retrouver les parents. En réalité, s’il y avait une structure d’enquête au niveau national qui s’en occupe sérieusement, la plupart des cas seraient assez faciles à résoudre. Mais il n’y en a pas. Alors on renvoie le gosse aux gens qui l’ont acheté… » Avec le risque que ces derniers ne le traitent plus comme leur propre enfant, qu’ils refusent de payer pour sa santé ou son éducation… Un crève-cœur de plus.

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Les ONG contre les kidnappeurs

En 2011, le célèbre sociologue Yu Jianrong poste sur son Weibo (le Twitter chinois) la photo d’un enfant kidnappé et sans doute contraint à mendier. C’est le début d’un vaste mouvement baptisé « Faites une photo, sauvez un enfant », qui met enfin le trafic d’enfants au premier rang des fléaux à combattre. La petite victime ne sera pas retrouvée, mais, en quelques jours, des dizaines de milliers de photos de petits mendiants seront mises en ligne par des internautes anonymes, permettant parfois de retrouver la trace d’un enfant disparu. Tous les parents à la recherche de leur enfant savent qu’ils peuvent compter sur le soutien actif du sociologue.

Un autre site célèbre, Baobei huijia (« Bébé, reviens à la maison »), existe depuis 2007. Outre les annonces postées par les parents, on y trouve aussi de nombreux avis, émanant cette fois de jeunes qui pensent avoir été des bébés volés, et qui mettent en ligne le peu d’indices qu’ils possèdent. Le site offre un logiciel permettant de reconstituer, à partir d’une photo de bébé, l’apparence actuelle de la victime. Grâce à ces outils et à cette plateforme d’échanges, Baobei huijia a réussi à réunir plus de 900 enfants et leurs familles véritables. Un beau succès, mais qui reste une goutte d’eau dans l’océan des victimes du trafic.

Parution dans L’OBS N° 2625 — 26 février 2015